Dans les ruelles entrelacées qui filent jusqu’au Vieux-Port de Marseille, il ne reste rien d’elle, ou presque. Ni placette ni bout de propriété au nom de l’ancienne résistante, fille de la haute bourgeoisie provençale, femme de gauche qu’ici, on appelait aussi "Madame Defferre". Il est vrai que la dureté de son caractère a valu à Edmonde Charles-Roux quelques inimités dans la cité phocéenne et au-delà. "Edmonde ? J’aurais tendance à vous en dire du mal", lâche l’un des nombreux témoins interrogés dans la passionnante biographie que lui consacre Dominique de Saint Pern. "Edmonde a été odieuse !", ajoute Marion, la fille de Michel de Brunhoff, l’homme de presse qui la fit entrer à Vogue et à qui, en 1954, elle succéda comme brillante rédactrice en chef.
Edmonde monte à Paris après la Libération
"Je n’avais, au départ, pas très envie de me pencher sur celle que je voyais comme une grande dame un peu rigide. J’ai découvert une personnalité complexe, brûlante, tourmentée, furieusement romanesque, qui n’a jamais rien montré de ses blessures", confie Dominique de Saint Pern, déjà auteure d’un roman remarqué sur une autre femme de lettres, la Danoise Karen Blixen (Baronne Blixen, éd. Stock).
Le premier chapitre de son indocile et foisonnante existence se déroule dans le confort ouaté des salons dorés de Prague, puis de Rome, où son père, le diplomate François Charles-Roux, riche héritier d’une famille d’industriels et d’hommes politiques marseillais, est ambassadeur de France. Enfant, puis adolescente, Edmonde fréquente les bals et les princesses, quand la guerre éclate et la ramène dans les propriétés familiales de Marseille.

Alors que sa sœur, Cyprienne, flirte avec l’ennemi, Edmonde choisit de passer un diplôme d’infirmière, devient ambulancière dans un régiment étranger d’infanterie de la Légion étrangère, puis agente de liaison dans la Résistance. Entre deux missions, elle passe son temps chez son amie, la comtesse et mécène Lily Pastré qui, dans sa villa des quartiers sud, accueille les artistes, notamment juifs, qui fuient l’Occupation et les nazis : on y croise Jean Cocteau, Bébé Bérard, Boris Kochno, Rudolf Kundera ou encore Pablo Casals et Clara Haskil...

En 1942, "Edmonde fait la connaissance de ceux que ses parents et grands-parents méprisaient, et elle les trouve fantastiques", raconte Dominique de Saint Pern. Un véritable éveil émotionnel et politique qui forge ses convictions et bouscule son rapport à son propre milieu, et au monde. Le tournant sera aussi scellé par la mort au front de son premier amour, Camillo Caetani, fils d’une grande famille de la noblesse italienne antifasciste, qu’elle devait épouser. "Un traumatisme profond dont elle ne parle jamais", précise Dominique de Saint Pern. C’est donc le cœur en berne, mais l’esprit aiguisé par sa détermination, qu’elle débarque à Paris au lendemain de la Libération.
Sa rencontre avec Maurice Druon change sa vie
Entrée à la rédaction du magazine Elle, la jeune journaliste sévit aux faits divers, piste ensuite Édith Piaf et Yves Montand pour les pages célébrités, avant d’atterrir à la rubrique mode. Son "talent d’avoir fréquenté des gens inouïs" lui vaut d’être remarquée par les patrons, Hélène et Pierre Lazareff, puis d’être recrutée par Vogue, où sa carrière prendra son envol. "Je veux que vous soyez partout, sauf au bureau !", lui lance à l’époque Michel de Brunhoff — frère de Jean de Brunhoff, créateur de Babar.

Et voilà la jeune femme qui le prend au mot, courant les théâtres, les soirées mondaines, bientôt en duo avec un jeune photographe inconnu, un certain Robert Doisneau. Lorsqu’il se lasse du champagne et des frous-frous, celui-ci embarque sa comparse dans les nocturnes d’un Paris canaille. Armée de son culot et de son sang-froid, Edmonde fait résolument swinguer les pages du magazine Elle, juxtaposer Dior, Saint Laurent, Malraux, Kessel, Revel, Nourissier et Duras... Elle donne leur chance à de jeunes photographes comme Helmut Newton, André Ostier et Antony Armstrong-Jones — le futur époux de la princesse Margaret.

Croqueuse d’hommes, elle vit aussi une grande histoire d’amour avec l’écrivain et futur académicien Maurice Druon, qui la fait "se sentir exister pleinement". À son apparition, "elle quitte sa mine sévère et n’est plus que sourire, frémissement et séduction, comme sous l’effet d’un soleil intérieur", écrit Dominique de Saint Pern. Une passion qui se solde pourtant par une rupture brutale, mais Maurice lui a mis le pied à l’étrier romanesque, la faisant collaborer à son feuilleton historique médiéval Les Rois maudits.
"C’est anatomique. Le cœur est à gauche"
Il faut pourtant attendre quelques années encore pour qu’Edmonde se lance — dans le plus grand secret — dans l’écriture de son premier roman, Oublier Palerme, ardemment soutenu à sa parution par ses amis Louis Aragon et Elsa Triolet, et couronné par le prix Goncourt en 1966, quelques mois après son départ de Vogue. C’est lors de la promotion de ce superbe roman de l’exil, inspiré d’un souvenir d’enfance italien, qu’elle est invitée à Marseille par le maire socialiste Gaston Defferre, qui règne sur la ville depuis 1953. Entre les deux séducteurs, le coup de foudre est immédiat. L’un est auréolé de succès politique, l’autre de succès littéraire. À ses côtés, Edmonde devient chaleureuse et riante.

Elle s’investit dans les affaires culturelles de Marseille, où elle fait venir ses amis artistes, encourage la création de pièces de théâtre et d’opéras, devient "la ministre de la Culture par délégation conjugale", comme la qualifie Le Monde. Femme d’action, elle reste aussi femme de plume et poursuit son aventure littéraire avec la publication de Elle, Adrienne, inspiré de la vie de Coco Chanel et de ses propres souvenirs de Marseille pendant la guerre. En 1986, la mort brutale de Gaston Defferre, qu’elle a épousé en 1973, la pétrifie.

"L’absence, c’est de vivre avec un couteau dans le cœur et de savoir que si l’on ne bouge pas, le couteau ne bouge pas", dira-t-elle en 2013 au micro de France Culture. Engagée dans la vie littéraire de l’académie Goncourt — dont elle devient membre en 1983, puis présidente en 2002 —, elle garde un œil féroce sur les intrigues qui se déroulent à la municipalité de Marseille. À ceux qui s’étonnaient de ses positions politiques, Edmonde, décédée en 2016, répondait, placide : "C’est anatomique. Le cœur est à gauche."
Edmonde, l'envolée, par Dominique de Saint Pern, éd. Stock, 350 p., 22 euros. À lire aussi le premier volet Edmonde, éd. Stock, 2019, 416 p., 21,50 euros.
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