Le printemps à Paris, Londres, Madrid, l’été à Cannes et Biarritz, l’automne à Venise, l’hiver à la chasse ou à Saint-Moritz… De premières de théâtre en vernissages, Charles de Beistegui suit scrupuleusement le circuit balisé de la Café society. Une société cosmopolite née à l’aube du XXe siècle, composée des figures les plus avant-gardistes de la vieille aristocratie, Noailles, Beauvau-Craon, Polignac, Faucigny-Lucinge alliées aux grandes fortunes du Nouveau Monde, Singer, López Willshaw, Guggenheim, le tout panaché de quelques beaux esprits et talents du temps : Jean Cocteau, Christian Bérard, Salvador Dalí, Louise de Vilmorin, Fulco di Verdura…
Ces "happy few", le plus souvent épargnés par les "vils tracas" d’une vie laborieuse, vivent, voyagent, se divertissent et trompent leur ennui dans un permanent entre-soi. Dans les années 1920, Étienne de Beaumont, dandy et mécène, est le grand organisateur des réjouissances parisiennes. Ses fêtes sont les plus courues, ses invitations les plus convoitées, comme il s’en réjouit : "Je fais des bals pour le plaisir de ne pas inviter certaines personnes." Pour Charles de Beistegui, il sera plus qu’un ami, un mentor.
Un excentrique égoïste
Et il a tout, le beau Charles, pour briller dans ces soirées, l’élégance, un physique avantageux et une famille fortunée et lancée. Et "s’il passe pour un homme excentrique, voire égoïste, nous dit Thomas Pennequin, il ne s’attire jamais les foudres du public d’après-guerre assoiffé de glamour et de rêve". Les Beistegui, Basques d’origine émigrés au Mexique, ont dû fuir le pays après la chute de l’empereur Maximilien. Carlos, devenu Charles, est donc né à Paris, le 31 janvier 1895, six ans après son aîné Juan Francisco.
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Les garçons grandissent entre l’hôtel particulier de l’avenue d’Iéna, le palais Beistegui du paseo de la Castellana, à Madrid, et la villa Zurbiac, à Biarritz. Selon "les saisons", gouvernante, nurse et précepteurs suivent "avec les malles". En 1909, il rejoint le collège d’Eton, au Royaume-Uni, où il côtoie les autres héritiers des dynasties nobles ou de la grande bourgeoisie. Et quand éclate la guerre de 14, ses parents les envoient, Juan Francisco et lui, faire leur Grand Tour "du monde" dans leur cas. Les deux frères ne reviendront qu’en 1920, après avoir sillonné l’Asie, de l’Inde au Japon en passant par la Chine.
Insouciants et fortunés
Pour la société parisienne, il devient "Charlie ". Il a 25 ans, son nom et sa fortune font de lui un célibataire convoité. Mais si on lui prête une réputation de coureur de jupons, et même une longue et discrète histoire avec Aude de Mun, d’autres rumeurs en font plutôt un coureur… de caleçons. Son cercle d’intimes, parfois mariés mais toujours "esthètes", semble accréditer cette thèse.
Charles de Beistegui est entouré de couples insouciants et fortunés, Charles et Marie-Laure de Noailles, Étienne et Édith de Beaumont, Jean-Louis et Liliane de Faucigny-Lucinge, tous à l’avant-garde du renouveau créatif. "Mais, loin de vouloir contribuer au succès d’artistes talentueux par pure générosité, ces mécènes fantasques et passionnés cherchent dans ces âmes inspirées un moyen de mettre en scène leur propre existence", précise l’auteur.

Inspiré par les Noailles, pour qui Robert Mallet-Stevens vient de créer une villa avant-gardiste à Hyères, Beistegui commande à Le Corbusier un penthouse sur les Champs-Élysées. Mais selon "son" idée. Leur collaboration tourne à l’orage… À l’automne 1931, après deux ans de travaux et de luttes incessantes, Charlie peut décorer les lieux, au grand dam de l’architecte. Et même de ses amis.
Le moderne est démodé
Le photographe Cecil Beaton décrit une "salade de style second Empire et de modernisme, avec quelques touches de surréalisme". Et même Emilio Terry, architecte et décorateur, cher à son cœur, trouve l’ensemble "assez raté, bien que pavé de bonnes intentions". Le "goût Beistegui" n’est pas encore abouti. Charles en tire les leçons : "L’homme qui pense moderne est démodé." Lassé, il abandonne son penthouse, en 1938. Mais il veut toujours un lieu à lui, ce sera Groussay, une bâtisse délabrée du début du XIXe siècle, dans un parc clos de 29 hectares.

Pour ce nouveau projet, il s’adresse à Emilio Terry. L’architecte aura d’ailleurs sa chambre, comme Charles de Noailles, qui s’éloigne de Marie-Laure. Complices, les trois amis écument les antiquaires à la recherche de mobilier. Mais tandis qu’ils dissertent sur l’art du jardin, l’Europe s’enflamme. Charles, promu opportunément "attaché d’ambassade" par l’Espagne franquiste, un pays neutre, obtient l’extraterritorialité pour Groussay et son hôtel particulier de la rue de Constantine.
Le "goût Beistegui" est né
Durant toute la durée de la guerre, indifférent aux "bruits de bottes", il vit en autarcie sur son domaine, entouré de ses proches. Groussay dispose de sa propre ferme, pourvoyant en nourriture, bois et chevaux. Il poursuit la transformation de la maison, comme hors du temps dans un monde où les valets en livrée servent les dîners à la chandelle dans des plats en argent. Une insouciance qui lui vaut quelques inquiétudes à la Libération. Non qu’il ait collaboré, mais comme l’écrit Thomas Pennequin : "Charles a été un monstre d’égoïsme au cours de ces années noires. Sa fortune et ses réseaux auraient pu profiter à bien d’autres que lui et son cercle rapproché."

Le chantier de Groussay aura duré autant que la guerre, pour un décor "à mi-chemin entre un manoir anglais du XIXe siècle et un château français du XVIIIe", écrit l’auteur. Mais le résultat, cette fois, est salué par Beaton : "Le goût de M. de Beistegui est essentiellement masculin, hardi, imprévu, sans concession aucune…" Et même s’il se moque de l’avis de ses contemporains, comme de la postérité, le "goût Beistegui" va durablement marquer la décoration pour les décennies à venir.
Le bal du siècle
Déjà, un autre projet l’anime : le palazzo Labia, à Venise. Charles acquiert ce fabuleux édifice du XVIIe siècle, aux fresques de Tiepolo, en 1948. Le chantier est à la démesure de ses moyens : passé l’escalier monumental, dix-huit salons se déploient. Sans délai, les meilleurs peintres et staffeurs vénitiens s’emploient à la restauration de l’édifice, sous le contrôle de la Surintendance des monuments. Tout doit être achevé à l’été 1951, pour un bal costumé, inspiré des fameuses peintures murales du palais.

Durant des semaines, la soirée est chorégraphiée et répétée par les principaux invités, qui composeront "les tableaux", en présence des musiciens et des couturiers. Exigences acceptées par cette petite société de puristes qui ne saurait se satisfaire d’une banale soirée déguisée. Le soir du 3 septembre 1951, tout est prêt pour ce Bal du Siècle. À 23h, un millier d’invités débarquent de quatre cents gondoles accueillis par Charles, costumé en "procureur Dolfino", en haut de l’escalier.
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