Lily Pastré, la comtesse qui sauvait les artistes

Dans La Folie Pastré*, Olivier Bellamy retrace de manière impressionniste le destin romanesque et touchant de cette héritière de la fortune Noilly Prat, qui hébergea de nombreux musiciens pendant la Seconde Guerre mondiale et fut à l’origine du festival d’Aix-en-Provence.

Par Pauline Sommelet - 06 juillet 2021, 07h00

 La comtesse Pastré, une personnalité iconoclaste et héroïque qui sauva et hébergea de nombreux artistes durant la Seconde Guerre mondiale.
La comtesse Pastré, une personnalité iconoclaste et héroïque qui sauva et hébergea de nombreux artistes durant la Seconde Guerre mondiale. © Collection famille Pastré

Comment avez-vous rencontré ce personnage extraordinaire ?

OLIVIER BELLAMY : J’ai eu la chance de fréquenter madame Samson-François, la femme du célèbre pianiste. Dans son appartement de l’avenue Saint-Honoré-d’Eylau, où flottait encore l’âme du virtuose, trônait un magnifique piano, un quart-de-queue laqué Bechstein. Elle me confia un jour que l’instrument avait appartenu à la comtesse Pastré. Étant marseillais de naissance, je me suis peu à peu intéressé à cette femme, grande aristocrate et vraie mécène, qui avait donné très peu d’interviews de son vivant. Je suis entré en contact avec sa famille, mais je suis surtout allé dans ce lieu qui appartient désormais à la mairie, la Villa provençale, qui dit beaucoup de choses de ce qu’elle fut : c’est un immense domaine aux portes de Marseille, à Montredon, sur la route des calanques. Dans cette villa typiquement provençale qui comporte un accès mer et un accès montagne, la comtesse Pastré a reçu les plus grands artistes de son temps. C’était une sorte de villa Médicis à la sauce marseillaise, bohème et ouverte à tous les vents. La seule obligation pour y entrer était d’aimer la musique et de ne jamais perturber les concerts qui s’y déroulaient chaque jour.

Lily Pastré, représentée ici à Montredon, par le peintre Rudolf Kundera. © Collection famille Pastré
Lily Pastré, représentée ici à Montredon, par le peintre Rudolf Kundera. © Collection famille Pastré

Cette passion pour la musique est-elle présente dès son enfance ?

Absolument. Elle naît Marie-Louise Double de Saint-Lambert en 1891 à Marseille, rue Paradis, dans la famille héritière de la colossale fortune engendrée par le vermouth Noilly Prat. À l’époque, ils possédaient encore une salle de concert de 2000 places, la salle Prat, dans laquelle Toscanini et les plus grands musiciens du monde sont venus diriger. Petite, elle allait donc chaque semaine à l’église et au concert. Mais ce n’est pas le genre "petite fille modèle", elle a un côté garçon manqué, très sportive, elle sera même championne de tennis. Auprès de ses parents, elle reçoit une éducation complète et une confiance en elle inébranlable qui l’amènera à ne jamais douter de ses choix. Elle se range parmi ces aristocrates suffisamment libres pour s’affranchir des conventions de leur milieu comme le fut par exemple la princesse de Vaudémont, grande amie de Talleyrand. Elle a dépensé une part conséquente de la fortune familiale sans se soucier du lendemain. Rien à voir par exemple avec Edmonde Charles-Roux, une amie par ailleurs, qui elle a très bien su faire fructifier le patrimoine familial.

C’est aussi une personnalité sensible qui a connu des épreuves fondatrices, si l’on peut parler ainsi ?

La perte de son frère Maurice, tombé en 1916 pendant la bataille de la Somme, ne sera jamais compensée. Ils étaient très proches, presque jumeaux, et cette douleur la marque à jamais. Ensuite, elle épouse Jean André Hubert Pastré, comte et héritier de la société Pastré Frères, en 1918, et comprend assez vite qu’il sera volage, souffre cruellement de la liaison qu’il entretient avec l’une de ses amies d’enfance avant de la quitter. À la douleur s’ajoute l’humiliation. Cette série de deuils, chacun à sa manière, renforce encore son amour pour la musique, qui, elle, ne déçoit jamais. Je suis persuadé que c’est le fait d’avoir perdu son frère pendant la Première Guerre qui la rend si courageuse lors de la Seconde. D’une certaine manière, plus rien ne pouvait l’atteindre.

Lily Pastré, photographiée ici dans sa jeunesse, une figure à la fois généreuse et insaisissable. © Collection famille Pastré
Lily Pastré, photographiée ici dans sa jeunesse, une figure à la fois généreuse et insaisissable. © Collection famille Pastré

Qui sont les premiers invités de la Villa provençale ?

Les artistes en général, mais aussi bien Joséphine Baker ou Édith Piaf que des interprètes classiques : la violoncelliste Eliane Magnan, la harpiste Lily Laskine ou le compositeur Darius Milhaud. On trouve aussi le peintre Rudolf Kundera, le décorateur Christian Bérard et son amant Boris Kochno qui dirigera les Ballets russes de Monte-Carlo. J’imagine le cercle qu’elle réunit comme un petit phalanstère très libre où règnent en maître l’intelligence, l’humour, un esprit presque surréaliste. Quand la guerre survient, elle se révèle une aide précieuse pour Varian Fry, un journaliste américain francophile qui met au point un réseau de faux papiers destinés aux nombreux artistes qui cherchent à quitter la France via Marseille. En bénéficieront Max Ophüls, Marcel Duchamp, André Masson, Alma Mahler ou encore Arthur Koestler ou Hannah Arendt.

Pour la pianiste Clara Haskil, elle va même plus loin, allant jusqu’à prendre en charge les frais d’intervention de son opération du cerveau...

C’est par l’intermédiaire de la pianiste Youra Guller que Clara et sa sœur Jeanne, toutes deux roumaines, arrivent chez Lily Pastré. Le 20 décembre 1941, Clara joue ainsi le Concerto Jeune homme de Mozart à Montredon, avec des musiciens de l’orchestre national. Puis survient l’obligation pour les musiciens juifs de se faire recenser. Clara Haskil se réfugie à Cannes dans un hôtel payé par Lily. En proie à de violentes migraines ophtalmiques, elle finit par consulter, toujours par l’intermédiaire de la comtesse, le docteur Jean Hamburger, un chef de clinique parisien réfugié dans le sud, le futur père de Michel Berger. C’est encore Lily qui paie le voyage depuis Paris du docteur David, seul capable d’enlever à la pianiste la tumeur de l’hypophyse qu’on vient de lui diagnostiquer, ainsi qu’une large part des frais occasionnés par sa convalescence. Elle organisera aussi son départ pour la Suisse, quand rester en France deviendra trop dangereux. Entre temps, le 25 août 1942, Clara, miraculée, aura eu le temps de jouer le Concerto n° 20 en ré mineur de Mozart devant le public émerveillé de la villa Montredon.

Le journaliste américain Varian Fry aidera Lily Pastré à protéger des artistes en transit à Marseille en les aidant à fuir la France. © Picture-alliance/Fred Stein/AKG-Images
Le journaliste américain Varian Fry aidera Lily Pastré à protéger des artistes en transit à Marseille en les aidant à fuir la France. © Picture-alliance/Fred Stein/AKG-Images

C’est d’ailleurs cette soirée, intitulée "festival Mozart", qui a inspiré la création du festival d’Aix-en-Provence ?

Lily Pastré avait le sens et le don du spectacle vivant, au sens où elle a su créer à Marseille, en pleine guerre, des soirées uniquement dédiées à l’art et à sa magie. Il y eut d’abord, en juillet 1942, la représentation du Songe d’une nuit d’été, dont elle commande la musique au compositeur Jacques Ibert, replié au cap d’Antibes. Le décorateur Christian Bérard prête main-forte au metteur en scène, Jean Wall ; on va même...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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