Disparition d’Agnès Le Roux : mourir d’aimer

Pendant près de quarante ans, la disparition, à la Toussaint 1977, d’Agnès Le Roux, riche et belle héritière d’un casino de la Côte d’Azur, a tenu le monde judiciaire en haleine. Une tragédie mêlant passion dangereuse, argent, secrets et mensonges orchestrés par son amant, Maurice Agnelet, jusqu’à la déposition du fils. Chronique d’une affaire hors norme.

Par Sylvie Dauvillier - 08 août 2022, 07h51

 Renée Le Roux, tenant une photo de sa fille Agnès, n’a jamais cessé de lutter pour que justice soit rendue.
Renée Le Roux, tenant une photo de sa fille Agnès, n’a jamais cessé de lutter pour que justice soit rendue. © Patrick Durand / Contributeur / Getty Images

Sur les clichés publiés à la une des journaux, elle brûle de jeunesse, brune sensuelle, regard de braise et sourire conquérant de celles qui mordent la vie à pleines dents. À la Toussaint 1977, Agnès Le Roux, 29 ans, flamboyante héritière du casino niçois le Palais de la Méditerranée, grandi à Monaco avec trois frère et sœurs, disparaît sans laisser de traces. Le début d’un incroyable feuilleton judiciaire, où se mêlent jusqu’au vertige manipulations et coups de théâtre, passion et ombre de la mafia, saga familiale et secrets impénétrables. Une histoire folle portée à l’écran, en 2014, par André Téchiné dans L’homme qu’on aimait trop*.

Agnès se volatilise à la Toussaint 1977

Suicide, assassinat ou fugue d’une rebelle à une époque furieuse d’émancipation ? Interrogé, son avocat et amant Maurice Agnelet, dont la jeune femme est éperdument éprise, suggère d’abord la fuite à l’étranger d’une personnalité fantasque. Mais Colombe Pringle, ancienne directrice de la rédaction de Point de Vue, qui l’a connue depuis leurs 400 coups à la très chic Marymount International School de Neuilly, n’y croit pas, d’autant que son amie vient de lui annoncer sa visite à Paris. "Agnès n’était pas du genre à disparaître de son plein gré, elle était bien trop présente pour cela, se souvient-elle. C’était une fonceuse, qui avait la liberté et l’audace d’être différente, et elle débordait de projets."

Voyageuse, cette amatrice d’arts premiers envisage de lancer un négoce d’objets et de bijoux africains sur le modèle de la Compagnie française de l’Orient et de la Chine, et même de créer un journal. En rupture avec l’impérieuse autorité de sa mère, Renée, ex-mannequin et femme de tête qui dirige le Palais de la Méditerranée depuis la mort de son époux, Agnès a sidéré le 30 juin de la même année : en pleine "guerre des casinos", la fille a voté contre sa mère au conseil d’administration, la mettant en minorité. Ce coup de poignard lui vaut d’empocher quelque 3 millions de francs (457.000 euros), virés en Suisse sur un compte joint avec son amant – lequel transférera plus tard l’argent sur un compte personnel.

Renée Le Roux, photographiée ici en 1989, le casino le Palais de la Méditerranée.
Sa mère, Renée Le Roux, devant le Palais de la Méditerranée, enjeu d’une bataille féroce avec Jean-Dominique Fratoni, qui gérait un casino concurrent, le Ruhl. © Patrick Durand / Contributeur / Getty Images

Une prise de taille pour Jean-Dominique Fratoni, patron corse du Ruhl, l’établissement rival, soupçonné de liens avec la mafia, et dont Maurice Agnelet est l’intermédiaire. L’ayant sollicité pour sa procédure de divorce, Agnès a succombé au charme de l’avocat deux ans plus tôt. Entière, elle est fascinée par cet homme attirant au visage en lame de couteau, de dix ans son aîné et père de trois garçons.

Franc-maçon, il préside la ligue locale des Droits de l’homme et plaide en sandales de moine. Des engagements à rebours du milieu de l’héritière à l’esprit libertaire, laquelle lui voue une passion addictive. En passe de divorcer avec la mère de ses enfants, Annie Litas, ce séducteur né, qui plaît aux femmes comme aux hommes, assume ses multiples conquêtes. Si Agnès rêve d’un avenir commun, lui reprochant pourtant son "amour avare", il manifeste une indifférence glaçante quand elle se volatilise, avec sa Range Rover flambant neuve, ce 27 octobre 1977.

Rassurant sa famille, Agnelet égare des policiers complaisants. Car l’enquête ne démarre qu’en février 1978, quand Renée Le Roux, au désespoir, dépose plainte pour séquestration arbitraire de sa fille. Lors d’une perquisition chez la jeune femme, les enquêteurs découvrent alors un testament griffonné : "Désolée, je dérape, mon chemin se termine ici. Tout est bien [...]. Je désire que Maurice s’occupe de tout." Une note dont ils retrouveront au cabinet de l’avocat une photocopie, qui révèle un original amputé de sa date.

"Vous arrive-t-il de dire la vérité, M. Agnelet ?"

Troublantes aussi, les deux tentatives de suicide commises auparavant par Agnès. Son amant a indiqué par deux fois aux secours une adresse erronée, en omettant de préciser qu’il disposait d’un double des clefs. Placé en garde à vue le 20 septembre 1978, Maurice Agnelet, expert en mensonges, continue de brouiller les pistes. D’autant que sa maîtresse et future seconde épouse, Françoise Lausseure, confirme son alibi en prétendant avoir passé ce week-end d’automne avec lui à l’Hôtel de La Paix à Genève, sans même que les enquêteurs ne jugent utile de vérifier le registre !

Libre, l’avocat, bientôt radié du barreau, s’envole pour le Québec et, faute de preuves, bénéficie d’un non-lieu en 1985. Obtenir sa condamnation va alors devenir le combat d’une vie, livré jusqu’à l’obsession par Renée Le Roux en proie à un deuil impossible. Dans cet âpre parcours au long cours, cette femme courageuse reçoit l’appui de ses enfants, son fils Jean-Charles, privé de sa chère "grande sœur protectrice et déconneuse et ses filles, Patricia et Catherine, qui évoquent "l’amour et la générosité" d’Agnès.

En 1997, la mère brisée dépose à nouveau plainte pour recel de cadavre, manière de contourner le délai de dix ans de prescription, qui ne court qu’après la découverte d’un corps. Deux ans plus tard, Françoise Lausseure confesse un faux témoignage sur son séjour en Suisse avec l’avocat dans le seul but de "lui rendre service". Son alibi s’effondre. Mais ce manipulateur hors pair, qui ne cesse de clamer son innocence, sème aussi d’étranges indices.

Adèle Haenel, André Téchiné, Guillaume Canet et Catherine Deneuve lors de la présentation de L'homme qu'on aimait trop au Festival de Cannes en mai 2014.
En 2014, l’affaire Le Roux inspire à André Téchiné L’homme qu’on aimait trop, avec Adèle Haenel dans le rôle d’Agnès Le Roux, Guillaume Canet dans celui de Maurice Agnelet et Catherine Deneuve en Renée Le Roux. Le cinéaste et ses comédiens lors de la présentation du film au Festival de Cannes cette année-là. © Pierre Leroy / KCS PRESSE

Enregistrant tout compulsivement et maniaque de la collection La Pléiade, il glisse dans des volumes des messages mystérieux, tel ce "Reclassement dossier PM-PV. Liberté", dans celui consacré à Hemingway, acheté le 2 novembre 1977 : PM pour Palais de la Méditerranée, PV pour Palais Vénitien, la société propriétaire des murs. Mais comment le confondre, en l’absence de corps et de scène de crime ? Après sa mise en examen pour "homicide volontaire", requalifié en "assassinat", un procès se profile enfin, près de trente ans après le drame.

En 2006, Maurice Agnelet comparaît devant la cour d’assises des Alpes-Maritimes et une cohorte de journalistes captivés. Soutenu par ses fils Guillaume et Thomas – l’aîné est mort du sida –, l’accusé, imperturbable, encourt la réclusion à perpétuité. "Vous arrive-t-il de dire la vérité, M. Agnelet ?", s’impatiente le président Jean-Luc Tournier, alors que les experts psychiatriques évoquent "son désir d’emprise". Faute de preuves, l’acquittement est prononcé, mais le parquet fait aussitôt appel.

Le combat d'une mère pour qu'éclate la vérité

Moins d’un an plus tard, la cour d’assises des Bouches-du-Rhône s’immerge à son tour dans ce dossier plombé dès l’origine par une enquête bâclée. Cette fois, Maurice défie le tribunal avec arrogance. Hervé Temime, l’avocat de la famille Le Roux, aura beau jeu de faire appel à l’intime conviction des jurés en les invitant à "ne pas confondre le bénéfice du doute avec le bénéfice du cynisme". Et de reprendre ce mot habile de son prédécesseur Georges Kiejman : "La meilleure preuve contre l’accusé, c’est l’accusé lui-même !" Après deux petites heures de délibération, le verdict tombe : vingt ans de réclusion. "Nous avons été libérés d’une injustice", croit alors, soulagé, Jean-Charles Le Roux.

En janvier 2013 pourtant, la Cour européenne des droits de l’homme, saisie, estime le procès non équitable et fait libérer le condamné. Un troisième procès se tiendra devant la cour d’assises de Rennes. Ce 7 avril 2014, une étrange agitation règne dans le prétoire quand l’inconcevable se produit. La veille,...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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