Menie Grégoire, ondes sympathiques

Elle fut la première à donner la parole aux femmes sur une antenne de radio nationale, favorisant ainsi l’expression de leurs solitudes et de leurs doutes. Dans un roman polyphonique, sa petite-fille, Adèle Bréau, raconte son histoire et livre le portrait d’une journaliste et d’une époque libératrices.

Par Isabelle Lortholary - 16 janvier 2023, 12h48

 Menie Grégoire durant un de ses programmes radio le 21 mai 1969.
Menie Grégoire durant un de ses programmes radio le 21 mai 1969. © AGIP / Bridgeman Images

C’est parce qu’elle est romancière qu’Adèle Bréau a choisi de raconter la vie de Menie Grégoire sous forme de fiction. Qu’elle soit la petite-fille de la célèbre journaliste n’a fait que confirmer son choix de ne pas faire œuvre de biographe. Aussi le roman L’heure des femmes dresse-t-il non seulement le portrait d’une personnalité hors norme, mais aussi de deux de ses auditrices et d’une jeune femme d’aujourd’hui. Une manière forte de rendre hommage à sa grand-mère, à l’heure où les combats féministes sont plus que jamais d’actualité dans certains pays.

Avec Allô Menie, votre grand-mère est la première femme de l’histoire de la radio francophone à avoir son émission propre. Laquelle détient l’un des records de longévité sur une antenne, soit quatorze ans. Comment cette histoire a-t-elle commencé ?

Quand Jean Prouvost, P-DG de RTL, et Jean Farran, alors directeur de la station, la contactent en 1967, tous deux veulent cibler un auditoire féminin. Ma grand-mère a alors 48 ans. Elle a déjà publié un ouvrage qui a eu un fort retentissement [Le Métier de femme, chez Plon en 1964, ndlr] et écrit dans les magazines Elle et Marie Claire. Dans un premier temps, elle est simplement intégrée à une émission de chroniqueurs masculins, dont elle est la caution féminine. Jusqu’au jour où elle lit en direct la lettre d’une lectrice du magazine Elle sur un problème alors tabou : la sexualité. Le standard explose, la France entière réagit. Jean Farran comprend qu’un phénomène émerge. Allô Menie est créé quelques mois après. Très vite, des centaines de courriers et d’appels téléphoniques déferlent au standard de RTL... Un succès incroyable. Six ans plus tard, les questions relatives à la sexualité aboutissent à la création d’une seconde émission, Responsabilité sexuelle.

Le 23 mai 1969, Georges Pompidou, alors candidat à la présidentielle, se rend dans les studios de RTL et rencontre Menie Grégoire.
Le 23 mai 1969, Georges Pompidou, alors candidat à la présidentielle, se rend dans les studios de RTL et rencontre Menie Grégoire. © AGIP / Bridgeman Images

Vous le rappelez à juste titre : le contexte historique participe de ce succès...

L’année où RTL fait appel à elle est aussi celle de la légalisation de la pilule [remboursée par la Sécurité sociale en 1974, ndlr] et du début du mouvement étudiant. En 1971, 343 femmes signent le manifeste déclarant vouloir avorter ; en 1972 sont créés les centres de planification ; en 1973, l’éducation sexuelle est introduite dans les lycées et les collèges ; enfin, il y a la loi Veil de 1975 sur l’interruption de grossesse et son vote définitif en 1979. Cette longue décennie, pendant laquelle Menie Grégoire devient une célébrité que l’on interpelle dans la rue, est réellement celle de la libération des femmes et de la parole sur la sexualité. C’est aussi le début du star-système médiatique, avec affiches et campagnes de pub. On découvre ainsi le visage de ceux dont on ne connaissait que la voix : Philippe Bouvard, Fabrice... et ma grand-mère !

Menie Grégoire interviewe François Mitterrand sur RTL, le 30 avril 1974.
Menie Grégoire interviewe François Mitterrand sur RTL, le 30 avril 1974. © AGIP / Bridgeman Images

L’heure des femmes, qui donne son titre à votre roman, est l’expression que Menie Grégoire utilise pour définir la tranche horaire de sa première émission : au début de l’après-midi, après le déjeuner et avant les sorties de classe des enfants et le retour du bureau des maris...

Effectivement, 80 % des lettres écrites et des appels reçus sont féminins et la première raison d’écrire ou d’appeler est de rompre la solitude. "Chère Menie, j’en ai gros sur le cœur"... Les lettres commencent souvent ainsi. Aujourd’hui, on a du mal à imaginer la solitude de certaines personnes – et des femmes en particulier – dans les milieux peu favorisés ou en province. Beaucoup d’entre elles n’avaient pas d’amies à qui parler, ni de téléphone chez elles, il leur fallait aller dans une cabine publique. Le seul confident était le curé. En quatorze ans d’existence d’Allô Menie, on a pu archiver 80.000 lettres, rangées par ordre alphabétique et thématiques allant d’Abandon à Violence, en passant par Adultère, Alcoolisme, Corps, Gynécologie, avec des sous-parties, Avortement, Masturbation, Viol.

Pionnière du dialogue en direct à l’antenne avec les auditeurs, Menie Grégoire reçoit des centaines de lettres par semaine.
Pionnière du dialogue en direct à l’antenne avec les auditeurs, Menie Grégoire reçoit des centaines de lettres par semaine. © Louis Monier. All rights reserved 2023 / Bridgeman Images

Menie Grégoire n’aimait pas qu’on la compare à Simone de Beauvoir et se disait à l’opposé de l’auteure du Deuxième Sexe. Pourquoi ?

Simone de Beauvoir partait du postulat que le mariage était une aliénation. À l’inverse, ma grand-mère constatait que la plupart des femmes étaient mariées et avaient des enfants : elle ne les appelait pas à faire la révolution, elle voulait les aider. Par ses conseils, elle faisait prendre conscience à ses congénères qu’elles pouvaient attendre autre chose de leur couple et de leur vie et espérer mieux. Ce que les hommes lui ont d’ailleurs reproché : "Tout allait bien entre ma femme et moi, jusqu’à ce qu’elle vous écoute", écrivaient-ils, furieux.

L'écrivaine et philosophe française Simone de Beauvoir photographiée dans les années 1950.
Menie Grégoire n'appréciait pas être comparée à l'écrivaine et philosophe Simone de Beauvoir. © Photo Researchers / Contributeur / Getty Images

Votre grand-mère n’a jamais eu à se plaindre du patriarcat. Elle a d’abord été soutenue par son père qui lui permet d’aller jusqu’au bac et de faire des études ; puis par son mari. Enfin, ce sont deux hommes de RTL qui la propulsent à l’antenne...

Oui, mais elle a également reçu une éducation catholique très stricte dont elle est le fruit. Née en 1919 dans une famille bourgeoise de Cholet [par son père, elle descend d’une branche Talbot des Deux-Sèvres, ndlr], seule fille d’une fratrie de garçons, elle est frappée dès l’enfance par l’usage maternel du corset, qui est un symbole de l’asservissement des femmes. Sa mère est un contre-modèle qui agit comme un moteur. Elle n’a pas 10 ans quand elle refuse son prénom de Marie, au trop lourd bagage chrétien, et demande à être appelée Menie. Pourtant, dans un premier temps, elle se meut sans souffrance dans ce que l’on attend d’elle : elle se marie, a des enfants et se consacre à la carrière de son mari, Roger [professeur à Sciences-Po, puis conseiller d’État et enfin président de la section des travaux publics au Conseil d’État, ndlr]. Mais une fois la dernière de ses filles – ma mère – suffisamment autonome, elle n’a qu’un souhait : travailler. Ce en quoi elle est effectivement soutenue par son mari.

En plus de son émission radiophonique, Menie Grégoire publie plusieurs ouvrages dont une autobiographie Telle que je suis. La journaliste est photographiée ici lors d'une séance de dédicaces à Paris, le 6 décembre 1976.
En plus de son émission radiophonique, Menie Grégoire publie plusieurs ouvrages dont une autobiographie Telle que je suis. La journaliste est photographiée ici lors d'une séance de dédicaces à Paris, le 6 décembre 1976. © AGIP / Bridgeman Images

Elle avait quelque chose en plus, dites-vous...

Cela relevait d’une alchimie magique : elle dégageait la certitude d’une écoute sans jugements. Et elle avait une voix extraordinaire. Grâce aux enregistrements archivés de ses émissions, j’ai constaté que les auditrices et les auditeurs n’avaient pas conscience de passer à l’antenne dans toute la France : ils parlaient dans l’intimité. Prendre la parole dans Allô Menie revenait à s’exprimer en tête à tête.

De quelles attaques a-t-elle le plus souffert ?

Elle était agacée qu’on puisse faire l’amalgame avec Madame Soleil, dont l’émission avait lieu durant la même tranche horaire sur Europe1. La condescendance des hommes au sujet de son émission "de bonnes femmes" l’exaspérait également. Elle prenait son travail...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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