Avant de s’éclipser avec élégance, il salue une ultime fois les fameuses Majas alanguies au musée du Prado, la nue et la vêtue, dont le regard, empreint de sensualité hardie, ne le lâche pas. Depuis des décennies qu’il les fréquente, Jean-Claude Carrière dit n’avoir jamais su laquelle des deux il préférait. Fasciné par Goya tout au long de sa vie, le scénariste, écrivain et philosophe, disparu le 8 février 2021, a accepté, pour le cinéaste José Luis López-Linares, de jouer les cicérones lors d’un très beau voyage – le dernier dans sa si chère Espagne – sur les traces du génie aragonais. Entre pèlerinage, visite guidée jamais guindée devant d’inépuisables chefs-d’œuvre et traversée en train des vastes plaines espagnoles aux ocres ondoyants sous le soleil, un film en forme de poupées gigognes, qui dessine aussi en creux un portrait de cet "encyclopédiste au temps des frères Lumière" comme il aimait à se définir.
À la veille de ses 90 printemps, qu’il n’a pu célébrer, ce conteur né à l’œil pétillant savoure comme un enfant, avec une gourmandise intacte, le miracle de la création : "C’est toujours assez passionnant de pénétrer dans l’intimité d’un peintre, de ce qu’il faisait pour lui et non pas pour les autres." Celui qui a tant aimé partager son savoir convoque ici avec fluidité, au fil de cette plongée foisonnante dans une œuvre immense, les influences du maître, de Cervantès à Vélasquez, comme la longue lignée de ses héritiers, dont l’ami Luis Buňuel, autre célèbre sourd aragonais, auquel il a prêté sa plume.
Goya gravit lentement les marches de la gloire
Et puisqu’il faut bien commencer, la tranquille odyssée prend sa source près de Saragosse, dans le village où Goya, fils de modeste artisan doreur, voit le jour en 1746 : Fuendetodos, "Fontaine de tous", le bien nommé, tant l’artiste n’en finit pas d’inspirer. "Chacun peut y trouver pour s’y désaltérer, pour s’y effrayer", pointe Jean-Claude Carrière, dont la maison natale du peintre à la rusticité paysanne lui rappelle celle où lui-même a grandi en Occitanie, au sein d’une famille de viticulteurs. Précurseur visionnaire de tant de mouvements à venir, du romantisme au surréalisme en passant par l’expressionnisme, le géant de la peinture, enfant du siècle des Lumières, qui a révolutionné l’art à l’aube de la modernité, ne s’impose pas par la précocité.

Recalé à l’Académie royale des Beaux-Arts de San Fernando, à Madrid, mais se soumettant au voyage formateur en Italie, Goya, en quête d’honneurs, gravit plutôt avec lenteur les marches de la gloire. Galanterie sous l’ombrelle, fêtes champêtres au parfum d’insouciance, parties enjouées de cerf-volant ou de colin-maillard : les scènes de genre alertes qu’il brosse avec aisance sur les cartons des tapisseries royales lui valent pourtant une juste reconnaissance jusqu’à la consécration, lorsqu’il est nommé peintre de la Chambre du roi en 1789, l’année même de la Révolution française.

Pétri de contradictions, en écho à celles du monde qu’il observe avec une lucide curiosité pour mieux embrasser sa cruauté et son humanité, l’ogre Goya, peintre, dessinateur, graveur, se nourrit de tout ce qu’il voit pour déployer une œuvre tout à la fois unique et duelle, entre commandes et travaux personnels. "Ce qui me frappe d’abord chez Goya, c’est sa solitude", affirme Jean-Claude Carrière. Si la surdité qui l’affecte en 1793 après une maladie l’isole davantage, elle aiguise plus encore le regard pénétrant de ce témoin sensible, suspendu "entre l’ancien monde et le nouveau, entre la servitude et la liberté, au croisement des temps".

Des profondeurs de son silence émergent alors, au travers de sa série de dessins Les Caprices, d’énigmatiques visions peuplées de monstres et de fantômes, où réalité, rêves et cauchemars se confondent et où la mort rôde, quand l’artiste poursuit en parallèle sa carrière officielle. Peintre de cour, il ne ménage pas ses modèles, n’hésitant pas à révéler leur vanité grotesque, mais pour exprimer leur vérité plutôt que pour les accabler. S’inscrivant dans la tradition de Vélasquez, son grand tableau La Famille de Charles IV ne met-il pas au centre la reine Marie-Louise, née princesse de Parme, laquelle porte manifestement la couronne ?

À son amie et sans doute amante la charismatique duchesse d’Albe, il rend de somptueux hommages, alors que, sur le portrait "en blanc", l’index qu’elle tend forme la lettre G dans la langue des signes qu’il maîtrise. Parfois sarcastique mais plein de compassion, Goya fait montre aussi d’une inouïe délicatesse, par exemple face à la comtesse de Chinchón enceinte, dont le si doux visage a traversé les siècles. Et le libéral qu’il reste, peintre du peuple autant que des puissants, représente avec une acuité rare son intense vitalité et s’indigne de la misère. "Dans la peinture de Goya, il y a deux aspects que l’on retrouve chez Buňuel : d’une part un côté brutal, barbare, une grande violence, et de l’autre, une immense sensibilité", souligne le cinéaste Carlos Saura dans le film.
"Goya, un homme seul dans son silence"
Quand, en 1808, l’insurrection contre les troupes napoléoniennes plonge l’Espagne dans la terreur et un chaos sanguinaire, l’artiste se fait reporter à l’œil distancié pour dénoncer la tragédie et exorciser les atrocités, même si sa magistrale série de dessins Les Désastres de la guerre ne sera diffusée qu’après sa mort. Tantôt enclin à suivre les Lumières françaises, tantôt exaltant la ferveur de la résistance espagnole, il s’abstient de choisir résolument son camp dans ce conflit qui oppose aussi des patriotes obscurantistes à des collaborateurs opportunistes libéraux. Mais Goya signe, avec le très cinématographique Tres de mayo, un chef-d’œuvre absolu sur l’horreur de la guerre et l’effroi, qui imprime durablement les mémoires et hantera Picasso pour Guernica.

En 1819, quand le peintre, éreinté par les souffrances vues et vécues, s’installe dans un faubourg de Madrid dans "la maison du sourd" – référence à un ancien maître des lieux qui lui convient étrangement aussi –, la maladie le frappe à nouveau jusqu’à l’agonie. C’est là qu’il peint, sur les murs mêmes entre lesquels il a survécu, ses prodigieuses Peintures noires, jalousement conservées au Prado. Des fresques dantesques où un sabbat nocturne de sorcières réunit une foule païenne suintant l’angoisse et où d’horrifiques vieillards fous au bord du trépas s’accrochent à leur cuillère de soupe.
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