Une princesse chevauchant à travers champs et forêts pour échapper à la fougue de ses soupirants, une jeune femme en quête d’adoption sillonnant le Cambodge, un instituteur tentant de faire classe à des enfants affamés, un saxophoniste alcoolique échoué à Paris, un policier misérable distillant son cynisme violent dans l’Afrique coloniale... Chez Bertrand Tavernier, les héros n’ont pas toujours le beau rôle. Et malgré cette impossibilité à idéaliser ceux à qui il donnait vie sur grand écran, le souffle qui traversait ses films nous emportait toujours.
Lyrique, passionné, Tavernier irriguait chacune de ses images d’une insolente vitalité. Thierry Frémaux, l’ami de toujours et directeur général de l’Institut Lumière, a été l’un des tout premiers à annoncer la triste nouvelle de la disparition de son cher président. Laissant inconsolables tous ceux qui partageaient avec lui ce feu pour le 7e art, comme on en croisait tant au Festival Lumière chaque automne, l’une des grandes réussites de l’Institut. Rarement un cinéaste aura embrassé autant de registres.
Cinéphile, il s’enflamme autant pour les classiques français – Renoir, Becker, Ophüls, Duvivier... – que pour les westerns de John Ford ou Raoul Walsh. Réalisateur, il se lance avec la même fougue dans les récits historiques, l’adaptation d’auteurs, la chronique sociale ou le polar. D’inspiration versatile, il noue en revanche de fidèles amitiés professionnelles. En témoignent ces longs compagnonnages auprès de ses chers Philippe : Noiret, Torreton, mais aussi Sarde, dont les partitions ont transcendé ses histoires.

Toute sa vie, Bertrand Tavernier reste attaché à Lyon, sa ville natale, où les Frères Lumière inventent le cinéma. Né en 1941, il est le fils de René Tavernier, résistant et écrivain qui éditait Éluard et Aragon dans sa revue Confluences sous l’Occupation.
Une santé fragile et de mauvais souvenirs de ses années de pension incitent le jeune homme à dresser entre le monde et lui un écran blanc. Bientôt, il délaisse les études de droit à Paris pour fonder un ciné-club et une revue sur le cinéma avant de prêter sa plume à d’autres titres dont Les Cahiers du cinéma ou Positif. Le jeune homme passe par tous les métiers, s’essaye – sans grand succès – comme assistant auprès de Jean-Pierre Melville avant de deve- nir attaché de presse pour Jean-Luc Godard ou Stanley Kubrick. "Je voulais en savoir plus sur la vie, confie-t-il au Guardian. Être attaché de presse m’a permis d’aller sur les plateaux observer beaucoup de réalisateurs au travail, d’entrer dans une salle de montage..."
En 1974, il franchit définitivement le pas et se lance dans la réalisation du magnifique Horloger de Saint-Paul, avec Philippe Noiret, dans la peau de cet homme apprenant que son fils est un assassin. Entre l’acteur et son réalisateur se noue une complicité qui se décline en un chapelet de chefs-d’œuvre. Que la fête commence..., Le Juge et l’Assassin, Coup de torchon, La Vie et rien d’autre... Tavernier ne ménage pas son acteur qui incarne à merveille ces personnages complexes, parfois haïssables, toujours humains. "Mes films parlent de gens passionnés. Mais j’adore que mes personnages fassent des erreurs", avait-il coutume de dire.
Un cinéaste avide d’explorer de nouveaux univers
Sur les plateaux, Tavernier promène sa longue silhouette dominée par un casque de boucles argentées et ceinte en toutes circonstances d’une écharpe. En coulisses, il s’est épris pendant ses études d’une jeune femme irlandaise croisée en 1962. Claudine O’Hagan, qui détestait son prénom et se faisait appeler "Colo", l’épouse peu après et lui donne deux enfants, Nils devenu réalisateur, et Tiffany, romancière et scénariste qui, comme sa mère, collabore aux films de son père. Leur divorce en 1981 n’altère en rien la complicité qui lie Bertrand et Colo. À sa disparition l’an dernier, Tavernier lui a rendu ce tendre hommage : "Colo m’a formé, bousculé, fait grandir..."

Curieux de tout, le cinéaste ne se lasse jamais d’explorer de nouveaux univers. Fou de jazz, qu’on entend résonner dans le splendide Autour de minuit qui lui valut un Oscar, mais aussi dans Holy Lola pour lequel il fait appel au contrebassiste Henri Texier, il voue un culte passionné à la culture américaine. Auteur d’un volumineux recueil intitulé Amis américains, mille pages dans lesquelles il relate cinquante ans de rencontres avec des metteurs en scène mythiques ou oubliés, il adapte aussi quelques grands noms de la littérature d’outre-Atlantique, dont James Lee Burke, pour le polar hypnotique Dans la brume électrique.
"Mon métier consiste à inventer, faire rêver et, à partir de cela, produire quelque chose qui va changer le monde", déclare alors celui qui a su offrir un étonnant souffle de modernité à Madame de La Fayette dans sa transposition à l’écran de La Princesse de Montpensier, ou adapter avec Thierry Lhermitte Quai d’Orsay, une bande dessinée narrant les coulisses de l’intervention de Dominique de Villepin à l’ONU en 2003.
Et si Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Romy Schneider ou Isabelle Huppert ont également tourné avec lui, peu auront autant été témoins de son éclectisme que Philippe Torreton. Flic dans L.627, soldat dans Capitaine Conan ou instituteur dans Ça commence aujourd’hui, il n’a cessé de conformer son talent à la verve protéiforme du réalisateur. Au soir de sa disparition, bouleversé, l’acteur a eu les mots justes pour celui qui lui avait offert ces si beaux rôles : "Sa langue, son envie de raconter le cinéma vont me manquer. Son regard aussi, sur tous les cinémas, sans barrières, sans œillères. Il aimait même les nanars, arrivait toujours à puiser une petite scène, une réplique, qui faisait son bonheur et sa joie..."
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