Jacqueline Auriol est sur un petit nuage. Depuis un an à l’EPNER, la très fermée école des pilotes d’essai, elle est en passe de sortir brevetée. Elle est déjà la deuxième femme au monde à avoir franchi le mythique mur du son, aux commandes d’un Mystère II C. Certes, derrière l’Américaine Jacqueline Cochran, sa grande rivale, qui lui a repris le record de vitesse. Mais elle n’a pas dit son dernier mot.
Dans l’immédiat, en ce 22 mai 1955, elle vient d’accepter l’élégante invitation de la Pan Am à New York pour célébrer le 600.000e passager transatlantique de la compagnie aérienne. Deux heures plus tard, cependant, Jacqueline Auriol apprend que la Fédération aéronautique internationale (FAI) a décidé, ce même jour, la suppression des records féminins à compter du 1er juin. Les festivités de la Pan Am sont un piège pour l’éloigner des tarmacs d’ici là. Elle le comprend d’autant plus que l’un des principaux actionnaires de la compagnie est le mari de Jackie Cochran, elle-même vice-présidente de la FAI.
L’aviatrice américaine veut rester l’ultime détentrice du record. Au point d’en oublier tout fair play. Plus question d’aller à New York. Piquée au vif, la Française prépare la riposte. Le 31 mai, elle décolle à bord d’un Mystère IV N et atteint les 1.51 km/h. Mieux que les 1.082 km/h de Mrs Cochran. La reine Jackie est détrônée in extremis. Et rétablira l’année suivante les records féminins… Impensable d’abdiquer. Pas elle, pas après tout ce qu’elle a traversé.
Jacqueline Cochran apprend à piloter à 32 ans
Jackie se prénomme en réalité Bessie Lee. Elle est née le 11 mai 1906 à Pensacola, Floride, d’Ira et Mary Pittman, dernière de cinq enfants. Son père est ouvrier minotier. Mariée à 13 ans à Robert Cochran, elle a un fils qui meurt à l’âge de 5 ans. Après son divorce, elle garde le patronyme de Cochran et se choisit le prénom français de Jacqueline, plus élégant dans le salon de coiffure où elle exerce ses talents. Il lui faut toujours plus, elle veut apprendre, aller loin. Jackie est embauchée à New York, chez un coiffeur à la mode de la Ve Avenue.

Vive, infatigable, elle se voit confier le lancement d’une succursale à Miami. S’entrouvrent les portes de la bonne société; Mrs Cochran rencontre en 1932 le riche avocat et homme d’affaires Floyd Odlum qui va la conseiller, avant de quitter femme et enfants pour l’épouser. Décidée à devenir représentante en produits de beauté, puis à créer sa propre marque, Jackie a besoin de se déplacer vite à travers le pays. L’avion serait idéal. Elle apprend à piloter à l’été 1932. C’est une révélation. Elle passe sa licence de pilote commercial.
Les produits de beauté Jacqueline Cochran rencontrent le succès mais l’appel du ciel et de la compétition l’emporte. Dès 1934, elle dispute sa première course, abandonne sur casse mécanique, s’entête, finit troisième de la transaméricaine Bendix en 1937, seule femme alignée. Et, première femme à effectuer un atterrissage aux instruments, elle bat le 6 avril 1940 les records de vitesse détenus par la Française Hélène Boucher. "Sans doute suis-je née dans un taudis, lance-t-elle comme un perpétuel défi, mais je suis déterminée à voyager avec le vent et les étoiles."
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La guerre est en Europe, Jackie suggère la mise en place d’un service d’aviatrices susceptibles de transporter les appareils de combat des usines vers les théâtres d’opérations. Et convoie pour les Britanniques un bombardier entre Montréal et l’Angleterre. L’occasion de servir auprès des filles de l’Air Transport Auxiliary, avant de créer une structure équivalente outre-Atlantique. En vingt-sept mois d’existence, Jacqueline Cochran à leur tête, 916 Women Airforce Service Pilots accompliront 12.650 convoyages, aux commandes de 77 types d’avions, comptant 38 tuées dans leurs rangs.
La paix revenue, Jackie accumule les nouveaux records de vitesse sur chasseur P-51 Mustang. Jusqu’à ce 12 mai 1951 où une petite Française, une certaine Auriol, Jacqueline Auriol, lui vole son titre et devient la femme la plus rapide du monde sur chasseur De Havilland Vampire, avec 818 km/h. Au passage, elle est aussi la première à établir ce record sur un avion à réaction. La Frenchie a 33 ans et un sacré parcours.
Jacqueline Auriol se met au pilotage grâce au colonel Pouyade
Issue d’une famille aisée et monarchiste, Jacqueline Douet voit le jour le 5 novembre 1917, en Vendée. Aînée d’une fratrie de trois, elle a une enfance heureuse, même si la découverte du pensionnat religieux, dès 8 ans, à Nantes, fait naître en elle des idées d’évasion. Son père meurt quand elle a 13 ans et sa mère se remarie avec le conservateur du musée de Nantes. Ce beau-père plein de fantaisie influera l’orientation de ses études. Jacqueline s’inscrit à l’École du Louvre et fréquente les Beaux-Arts tout en préparant un certificat de psychopathologie à la Sorbonne.

Elle a 19 ans lorsqu’elle tombe amoureuse de Paul Auriol, le fils de Vincent Auriol, député socialiste et ministre des Finances de Léon Blum. Malgré les réticences des deux familles qui jugent les fiancés trop jeunes, le mariage est célébré le 26 février 1938. Jacqueline devient mère d’un petit Jean-Claude, peu avant la déclaration de guerre. Puis d’un second garçon en 1941. Dans l’intervalle, son beau-père a été emprisonné. Assigné ensuite à résidence, il entre dans la clandestinité fin 1942, suivi par Jacqueline et ses fils.
La guerre finie, voici Vincent Auriol président de l’Assemblée constituante avant d’être élu le premier président de la IVe République, en 1947. Son fils Paul, diplômé de Sciences-Po, cadre supérieur d’EDF, l’accompagne à l’Élysée comme secrétaire général adjoint. Voici Jacqueline sous les ors de la république, sacrée plus jolie femme de Paris, accaparée par les réceptions. Elle s’ennuie, brûle d’exister par elle-même.
C’est alors que le colonel Pouyade, héros de l’escadrille Normandie-Niémen, lui suggère d’apprendre à piloter. Jacqueline Auriol obtient son brevet de premier degré le 10 mars 1948. Dès lors, elle s’entraîne avec passion, découvre la voltige avec Raymond Guillaume, instructeur chez Morane, se révèle douée, accrocheuse. Le 3 juillet 1949, elle accomplit sa première démonstration de voltige aérienne en meeting.

Huit jours plus tard, c’est le crash. L’hydravion quadriplace où Jacqueline a embarqué comme passagère se retourne à l’amerrissage. La jeune femme a été projetée contre le tableau de bord avec une violence inouïe. Elle est extraite du cockpit par Raymond Guillaume, mais la plus jolie femme de Paris n’a plus de visage et totalise plus de cent fractures. La souffrance est indicible, Jacqueline Auriol songe à se laisser mourir. Jusqu’à ce que Guillaume lui sauve une nouvelle fois la vie en l’enlevant quelques heures pour l’emmener à Villacoublay et l’installer aux commandes d’un avion. "Allez-y, Jacqueline!" Elle décolle, elle vole, elle atterrit. Rien n’est perdu.
Il lui faudra deux ans et seize opérations pour réparer sa gueule cassée et retrouver une beauté plus émouvante encore d’être fragile. Dans le même temps, elle continue de se former. Obtient son brevet d’hélicoptère, devient moniteur de planeur, se familiarise avec le pilotage sans visibilité, intègre enfin le centre d’essais en vol de Brétigny. Car elle est devenue pilote militaire grâce à son record de vitesse sur chasseur Vampire.
Désormais, Jacqueline Auriol vit pour voler. "J’ai perdu la foi dans les couvents de mon enfance. Je l’ai retrouvée dans cet autre couvent qu’est dans un certain sens Brétigny, avec sa dévotion absolue à quelque chose de pur et de bénéfique, avec sa recherche constante d’une limite plus haute et plus lointaine à franchir. Je sais maintenant qu’elle n’est pas la fin de tout."
Le duel aérien des deux Jacqueline
Le duel des deux Jacqueline entre dans sa phase décisive. Cochran récupère le record le 18 mai 1953, à bord d’un chasseur F-86 Sabre, et devient, à 47 ans, la première femme à passer le mur du son. Auriol reprend donc la tête et le record le 31 mai 1955. Jusqu’au 7 avril 1961, où Cochran met la barre à 1.262 km/h. Qu’à cela ne tienne, le 22 juin 1962, la Française et son Mirage III C atteignent les 1.849 km/h. Mieux encore, le 14 juin 1963, Mme Auriol vole à une moyenne de 2 030 km/h sur Mirage III R. Qui dit mieux? Jackie, le 1er juin 1964, sur F-104 Starfighter, avec 2.097 km/h. À 58 ans, c’est son dernier exploit.
Bien que plus jeune, Jacqueline Auriol doit elle aussi renoncer à piloter les prototypes les plus rapides. Elle battra d’autres records, dans la catégorie avions d’affaires. Puis deviendra décoratrice. Elle mourra le 11 février 2000, vingt ans après sa rivale et au terme d’une longue lutte...
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