Jaqueline de Ribes, la face lumière

Dans Divine Jacqueline*, une biographie nourrie de confidences, l’académicienne Dominique Bona raconte la vie de "la dernière reine de Paris". Le magistral portrait d’une femme qui a su inventer sa destinée dans un siècle de splendeurs.

Par Isabelle Lortholary - 05 avril 2021, 07h30

 Jacqueline de Ribes à Palm Beach en juin 1986, dans une robe qui porte son nom, collection printemps/été 1986.
Jacqueline de Ribes à Palm Beach en juin 1986, dans une robe qui porte son nom, collection printemps/été 1986. © Collection particulière Jaqueline de Ribes

La première a porté les plus belles robes du monde, s’est fait immortaliser par les plus grands photographes et a été désignée comme "la femme la plus élégante au monde" par la presse américaine : c’est Jacqueline, comtesse de Ribes, née Bonnin de la Bonninière de Beaumont le 14 juillet 1929, l’un des sept "cygnes" de l’écrivain Truman Capote, amie d’Yves Saint Laurent et de Luchino Visconti.

Dominique Bona, en 2014. © David Altlan
Dominique Bona, en 2014. © David Altlan

La seconde est la huitième femme immortelle, entrée à l’Académie française en 2013, romancière récompensée par le prix Interallié (Malika, en 1992) ainsi que par le prix Renaudot (Le Manuscrit de Port-Ébène, en 1998). Elle est aussi la biographe de Romain Gary, Stefan Zweig, Berthe Morisot, Colette ou encore Paul Valéry : c’est Dominique Bona. Et c’est à elle que Jacqueline de Ribes a raconté son histoire en toute liberté. Rencontre avec une confidente privilégiée.

La condition féminine et l’art occupent une place centrale dans votre œuvre. Pourquoi Jacqueline de Ribes ?

À l’origine, il y a eu cette fascination éprouvée en 2017, lorsque j’ai vu son visage défiler sur l’Empire State Building, seul visage français parmi des dizaines d’autres iconiques et américains, Liz Taylor, Audrey Hepburn, Marilyn Monroe, Lauren Bacall. Quel genre de femme était Jacqueline de Ribes pour parvenir à illuminer New York de son visage ? Ma stupéfaction était d’autant plus grande qu’elle avait déjà fait l’objet, deux ans plus tôt, d’une rétrospective au Metropolitan Museum [avec Yves Saint Laurent en 1983, Jacqueline de Ribes est la seule à y être exposée de son vivant, ndlr]. Certes celle-ci n’écrit pas, ne sculpte pas, ne peint pas, ne compose pas de musique. Mais pendant soixante-dix ans elle a fait de sa vie une œuvre d’art. Elle est née avec tous les privilèges, nom, rang, beauté, intelligence, fortune. Elle ne s’en est pas contentée. C’est ce qui m’a décidée à écrire son histoire.

À propos de son enfance, vous écrivez : "riche en argent, pauvre en sentiment"…

Il faut imaginer que c’était une époque où, dans l’aristocratie, les enfants étaient élevés à part, dans la nursery ou en pension. Or Jacqueline a été une petite fille particulièrement seule, incertaine, sans doute dominée par la personnalité de sa mère, Paule de Beaumont [traductrice entre autres de Tennessee Williams, ndlr], une femme froide et peu maternelle qui n’a eu de cesse de l’éloigner d’elle. Jacqueline était beaucoup plus belle que sa mère et je soupçonne des rapports de rivalité.

Elle se marie en 1948 avec Édouard de Ribes. Pour s’échapper ?

Oui et c’est un mariage qui la bride et la structure à la fois. Édouard de Ribes est un garçon sérieux et très amoureux. Il la fait entrer dans un monde différent du sien, qu’on appelait le gratin, où les vraies valeurs sont la piété, la modération ; où tout est contraignant et va à l’encontre du désir de liberté de Jacqueline et de son caractère imaginatif. Pourtant , après avoir souffert de son propre milieu avec divorces et amants, cet univers rigide la rassure. Ce sera son ancrage : le même mari pendant plus de soixante ans et deux enfants qu’elle se garde de mettre en pension…

Milana Windisch Graetz, Egon von Furstenbeg et Jaqueline de Ribes, dans les années 1970. © Getty Images
Milana Windisch Graetz, Egon von Furstenbeg et Jaqueline de Ribes, dans les années 1970. © Getty Images

D’après vous, qu’est-ce qui l’a animée : le désir d’être aimée, d’être célèbre ?

Le désir d’être soi et de signer son passage sur terre. Elle est obsédée, très tôt, par le temps qui passe et par un désir d’esthétisme. Il y a une scène fondatrice : alors qu’elle n’est encore qu’une petite fille, un soir où ses parents donnent une réception, elle voit arriver ses grands-parents maternels. Sa grand-mère porte une robe du soir rose saumon et l’enfant qu’elle est se dit : voilà, c’est cela la perfection. Elle n’a eu de cesse ensuite de vouloir discipliner la vie pour qu’elle atteigne cette perfection. C’est ce qui fait d’elle un personnage assez douloureux: la perfection n’est pas de ce monde.

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Quelles sont les étapes décisives de sa vie ?

Sa vie est faite de rencontres. Après celle avec son mari, il y a celle de Dior et de ses ateliers, où elle est introduite, en 1950, grâce à celui qu’elle appelle "mon oncle", Étienne de Beaumont [un cousin de son père de la branche des Beaumont-Villemanzy, ndlr]. Elle comprend alors que la robe est le produit d’un travail, d’un artisanat. Un an plus tard, autre rencontre décisive à Venise, pour le Bal du siècle que donne Charles de Beistegui dans son palais Labia. La fête est démesurée, grandiose, des invités du monde entier s’y pressent, Orson Welles et l’Aga Khan, entre autres. À cette époque, Jacqueline de Ribes a peu de moyens, elle dessine donc elle-même un costume XVIIIe siècle, entièrement blanc avec un masque noir. "Ce qui serait amusant, ce serait d’être trois fois moi", imagine-t-elle. Ainsi triplet-elle le costume, qu’endossent avec elle deux amies de sa mère – les distinguer est impossible sous le masque. C’est sa première performance, immortalisée par Robert Doisneau. Ensuite, en 1953 à New York, il y a la rencontre fortuite au restaurant Twenty One avec la rédactrice de mode du Harper’s Bazaar, Diana Vreeland, qui voit en elle l’élégance française et lui présente Richard Avedon : il fera par la suite les photos les plus légendaires d’elle. Entre Jacqueline de Ribes et l’Amérique, c’est le début d’une longue histoire… Enfin, en 1961, elle participe aux créations des Ballets du marquis de Cuevas et rencontre Rudolf Noureev. C’est à ce moment qu’elle forge son image : le trait noir dessiné sur l’œil, à la peinture, les cheveux tirés, ce visage très épuré. Et puis il y a la rencontre avec Saint Laurent… Jacqueline de Ribes est d’abord une cliente avant d’être son amie. Yves Saint Laurent repère en elle la silhouette, il la trouve très belle et l’appelle Oriane, en clin d’œil à la duchesse de Guermantes. Quand elle décide d’ouvrir sa propre maison de couture en 1983 et d’organiser sa première collection, il lui donne des conseils, lui envoie des techniciens. Ce sera un défilé aux couleurs somptueuses, bleu, orange, rose fuchsia, et d’emblée un succès.

La qualifieriez-vous de moderne ?

C’est surtout une intrépide animée d’une volonté farouche. Il était assez inimaginable, dans son milieu, de travailler ou d’être chef d’entreprise, mais elle ne cède pas. Quand elle expose son projet à son mari, il lui répond de se débrouiller toute seule. Ce qu’elle fait : elle trouve des investisseurs. Et pendant douze ans, elle tient les rênes de sa maison, grâce à son succès aux États-Unis. Un autre exemple, dès le début de son mariage : elle casse les convenances des dîners rue de la Bienfaisance en invitant aussi bien la vieille aristocratie… que des comédiens et des écrivains, Richard Burton et Elizabeth Taylor, Arielle Dombasle et BHL. Ainsi que des "divorcés", tels le duc et la duchesse de Windsor !

La comtesse de Ribes lors du dernier dîner qu’elle donne chez elle en 2019, rue de la Bienfaisance, en l’honneur de son ami Ralph Lauren, fait chevalier de la Légion d’honneur. © David Altlan
La comtesse de Ribes lors du dernier dîner qu’elle donne chez elle en 2019, rue de la Bienfaisance, en l’honneur de son ami Ralph Lauren, fait chevalier de la Légion d’honneur. © David Altlan

"Sa personne, sa vie sont un défi à notre temps égalitariste et moralisateur", écrivez-vous…

Elle appartient à un monde aristocratique qui n’existe plus, non seulement dans le faste mais dans l’idée....

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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