Joséphine Baker est la sixième femme à entrer au Panthéon. La France, disait-elle, n’était pas "son pays d’adoption", mais "son pays tout court". Comment aurait-elle accueilli cet honneur ?
BRIAN BOUILLON-BAKER : C’est l’une des questions que le président Macron m’a posée lors de nos réunions préparatoires, qui étaient encore secrètes jusqu’à la fin de l’été, avant l’annonce officielle de la panthéonisation de ma mère. Il est évident qu’elle aurait été surprise. Ensuite, elle aurait probablement protesté par modestie : "Non, mais écoutez, il y a d’autres gens plus méritants, qui ont plus de valeur, moi je suis déjà multi-médaillée, c’est trop d’honneurs..." Je l’entends d’ici... Ceci dit, si, à l’époque, le président de Gaulle l’avait honorée d’un tel geste, elle aurait été très fière. Alors âgé de 6 ans, j’étais présent lorsqu’elle a reçu la croix de chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire, par le chef d’état-major des armées. Elle était droite dans son costume d’officier de l’armée de l’air. C’était une émotion forte, elle ne plaisantait pas du tout avec cela.
Artiste, résistante, militante... Joséphine Baker s’est engagée très tôt contre l’antisémitisme, le racisme, la pauvreté. D’où vient cette essence d'"indignée" qui définissait votre maman ?
Peut-être, tout d’abord, de son enfance dans le Missouri. Mal-aimée par sa mère, placée très jeune dans une maison dans laquelle elle a été maltraitée, Joséphine a ensuite été mariée à 13 ans à un homme violent. Elle s’est libérée de tout cela grâce à un couple de musiciens et leur fille, qui l’ont intégrée à leur troupe. Ma mère était une personne multifacette. En 1925, elle a fait scandale au sein de la Revue nègre. Elle faisait le clown, dansait les genoux écartés et pliés. En quelques soirs, elle est devenue une icône de Paris. Cette légèreté tranchait avec la gravité de ses actions. À cette même époque, certains soirs, par exemple, elle servait à la soupe populaire. Avant la guerre, elle a soutenu la création de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, l’actuelle Licra. Et pendant la guerre, elle s’est engagée en tant qu’agent de liaison et lieutenant de l’armée de l’air en Afrique du Nord et en France. Ensuite, elle s’est illustrée dans la lutte pour les droits civiques des personnes noires auprès de Martin Luther King. Enfin, l’œuvre de sa vie, ce fut nous, sa famille, cette grande "tribu arc-en-ciel", multiethnique. Elle voulait montrer "à la face du monde", comme elle le disait, que son idéal de fraternité était possible et non utopique. Si nous devions garder quelques mots pour la résumer, ce serait : énergie, générosité, simplicité et idéalisme.

Vous êtes donc l’un des douze enfants de cette "rainbow tribe", ce rêve de communion des peuples de Joséphine. Comment perpétuez-vous cet héritage en conscience et en responsabilité ?
Nous avons grandi avec ces valeurs de tolérance, d’ouverture, de simplicité. Aujourd’hui, nous les appliquons à notre échelle. Nous avons été élevés ainsi, naturellement, en vivant les uns avec les autres. C’est à l’âge adulte que nous avons compris que nous étions une famille hors normes. Néanmoins, je précise tout de même que notre mère n’était pas dogmatique. À table, on pouvait parler de ces sujets, mais l’éducation primait. C’était : "retire tes coudes de la table", "finis ton assiette, il y a des millions de petits enfants dans le monde qui meurent de faim...". Elle nous répétait tellement tout cela que nous finissions ses phrases...

Le grand public connaît l’image de Joséphine Baker roulant des yeux, avec la danse des "jambes en caoutchouc". Mais ce n’est pas la maman que vous avez connue...
Ah non ! C’était loin d’être une maman soixante-huitarde... Avant-guerre, toute jeune, dans les Années folles, elle était très festive. Mais après-guerre, je précise qu’elle était gaulliste, elle était ferme et conservatrice. Mais dans le contexte de l’époque, cette éducation stricte était habituelle. Une fois, il est arrivé que nous tombions sur un programme de l’ORTF. On y voyait notre mère, gigotant sur du charleston, louchant, à moitié déshabillée. On a appelé notre mère en lui disant : " Tu nous donnes une éducation de gentleman, et toi tu as fait ça ?" Joséphine répondait, avec une mauvaise foi incroyable : "Ce n’est pas moi, c’est une danseuse et moi, je suis votre mère. Éteignez la télé !" Maman avait raison, elle n’était plus la même personne.
Vous êtes adopté à Alger en 1957. Quels sont vos souvenirs les plus précieux auprès de votre maman ?
Il est vrai qu’avec une maman artiste et mère d’une famille très nombreuse, il y avait peu de moments particuliers. Mais j’en garde un : adolescent, j’étais en retard au lycée Albert-1er de Monaco, un établissement sérieux où je croisais le prince Albert. Je suis refusé à l’entrée. Je rentre bredouille à la maison, trempé par la pluie. Je m’attends à avoir une averse d’un autre type par ma mère... En fait, non : elle prend soin de moi, me sèche le visage, me couvre de Vicks et m’aide à me coucher dans mon lit, tendrement. Maman s’occupe de moi, moi tout seul. Nous en avons profité pour parler de notre "rencontre", de mon adoption. "Tu étais un si beau bébé", me disait-elle.

Dans votre demeure du château des Milandes, à Castelnaud-la-Chapelle (24), vous recevez et rencontrez des stars de l’époque comme Gilbert Bécaud ou Dalida...
J’ai d’ailleurs partagé un moment délicieux avec elle. Était-ce dû à nos racines nord-africaines communes ? J’ai irrémédiablement été attiré par elle ; j’avais 5 ans et je l’ai demandée en mariage ! Le lendemain, elle est repartie à Paris, mes frères et sœurs me charriaient en disant que le mariage n’avait pas tenu... En tout cas, pas plus de 24 heures.

Quelle place avait votre père, Jo Bouillon ?
Il a été marié avec ma mère plus de vingt ans, ce fut une grande histoire d’amour. Il a été présent lors de nos adoptions. Mais il n’était pas tout à fait d’accord avec le rythme de ces dernières. Surtout que ma mère ramenait un bébé supplémentaire à chacun de ses voyages et le mettait devant le fait accompli. Mon père était gestionnaire, pas ma mère, et c’est ce qui l’a perdue. C’est pour cela que nous avons dû quitter le château. Quand mes parents se sont séparés, mon père est parti pour l’Argentine, il revenait trois fois par an. À la mort de maman, il a repris les rênes de la famille et s’est occupé des petits derniers. Il a occupé le rôle de père à plein temps durant dix ans.
Après l’exclusion de la famille du château des Milandes, la ruine de votre maman, la princesse Grace de Monaco lui tend la main. Cela scelle une véritable union sacrée entre vos deux familles...
Ce lien d’amitié est inaltérable. Il tient à la relation qui s’est nouée entre nos mères respectives. Ma mère était à terre. En 1969, avec le concours de la Croix-Rouge monégasque, la princesse Grace lui propose de venir s’installer près de Monaco, à Roquebrune-Cap-Martin, dans une grande villa en usufruit. Joséphine a eu de...
Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.