C’est un très vaste espace océanien de 170 millions de kilomètres carrés, où l’on accède après 21 heures de vol, cap sur l’autre bout du monde. Sur le tarmac du petit aéroport de Papeete, un intense parfum de fleur de Tiaré emplit l’air chaud du matin. "L’odeur sucrée vient de l’usine près du port, où des tonnes de coprah – la pulpe séchée de noix de coco – sont transformées en huile", explique Titouan Lamazou, 66 ans, chemise blanche sur peau bronzée et canotier sur la tête. Installé depuis deux ans en Polynésie, l’ancien de la bande d’Éric Tabarly et de Florence Arthaud rechigne un peu à embarquer à bord d’un bateau si différent de l’aérien monocoque sur lequel, en 1990, il remporta coup sur coup le Vendée Globe et la Route du Rhum.

Il faut bien dire qu’arrimé dans le béton de la baie sous un soleil brûlant, l'Aranui est l’un de ces imposants cargos dont la carcasse en fonte ne brise que lentement les flots, le ventre repu de lourds conteneurs multicolores. Tout le monde ici le connaît. Voici trente ans que le paquebot traverse régulièrement mille cinq cents kilomètres de Tahiti vers les lointaines Marquises, pour y livrer denrées alimentaires, équipements électroménagers et même voitures attendues par les habitants de ces terres volcaniques. Un jardin d’Éden saturé de fantasmes peints par Gauguin et chantés par Brel.

À sept décennies d’intervalle, les deux artistes y ont passé les dernières années de leur vie, et reposent aujourd’hui côte à côte dans le cimetière de l’île la plus connue de l’archipel, Hiva Oa, berceau de la culture marquisienne. Car c’est ici, dans la somptueuse baie de Ta’a’oa, adossée au piton Toea, que les premiers Marquisiens ont débarqué il y a des millénaires sur des pirogues doubles à voile. La légende raconte qu’épuisés par leur long voyage depuis les côtes d’Asie, les navigateurs aguerris se sont allongés pour une sieste sous un vieux banian qui, cédant sous leur poids, les a projetés dans les airs et fait atterrir l’équipage sur les îles alentour. Ainsi commença le peuplement des Marquises, dont six sur douze sont aujourd’hui habitées. Leurs noms sonnent comme autant d’énigmatiques formules magiques: Nuku Hiva, Ua Pou, Ua Huka, Hiva Oa, Fatu Hiva…

Forteresses vert sombre dressées au milieu de l’indigo du Pacifique, leurs silhouettes abruptes cachent d’incroyables panoramas qui fascinent les randonneurs et attirent un tourisme tranquille, en harmonie avec la nature et ses trésors. Cochons, chèvres et chevaux se promènent en liberté dans des paysages recouverts là d’étendues d’acacias – cette année, ils sont brûlés par la sécheresse –, ailleurs, d’un foisonnant entremêlement de grenadiers, hibiscus, manguiers, pamplemoussiers, avocatiers et arbres à pain, l’arbre local le plus populaire et dont le fruit se cuisine sous toutes ses formes. "La beauté de ces paysages n’en finit pas de nourrir la fable orientaliste pour public en mal d’exotisme", raconte Titouan Lamazou : "Moi le premier. Les récits de Stevenson, Conrad et Melville ont bouleversé à jamais ma cervelle d’adolescent", ajoute celui dont les aquarelles chatoyantes jouent à l’envi avec les codes de l’imaginaire polynésien.
Titouan Lamazou, un navigateur devenu peintre
Écoliers en uniforme se baignant dans le port à l’heure de la récré, femmes accueillant les voyageurs avec du poisson frais, de la pastèque ou de l’eau de coco, hommes invitant les touristes à rejoindre un tournoi de pétanque sur la place du village, au son d’une guitare entonnant des mélodies tranquilles…

Chaque scène est ici une invitation à l’hédonisme et à la douceur. Tubes de gouache en bandoulière et chevalet télescopique sur le dos, Titouan Lamazou sillonne ces terres riches en souvenirs, retrouvant avec bonheur ses amis du coin. Il y a Tatie Yvonne, 83 ans, ancienne mairesse de Hatiheu, sur l’île de Nuku Hiva, figure emblématique des Marquises et gardienne de la mémoire des îles, que tout le monde chérit en grand-mère nourricière dans son restaurant avec petits bungalows sur la plage. Un peu plus tard et à l’est, à Ua Huka, on est aussi emporté par l’infatigable bagou du vieux Léon, marcel délavé mais vitalité intacte, qui a participé en 2000 à la fondation de l’Académie marquisienne, "Tuhuna Eo Enata", institution culturelle qui œuvre à la sauvegarde du patrimoine linguistique avec le concours d’éminents et passionnés chercheurs.

Ensemble, ils ont à cœur de préserver et valoriser l’histoire millénaire d’un peuple qui fut fragilisé par l’arrivée des Européens porteurs de maladies contre lesquelles les Marquisiens n’étaient pas immunisés. Estimée à 100000 habitants au XVIe siècle, la population avait chuté à 2000 au tournant du XXe siècle avant de se stabiliser à environ 10000 aujourd’hui. "On pourrait rester ici tout une vie, sinon sept", lâche Titouan Lamazou au détour d’une conversation, un soir sur le pont du navire, humant son rhum ambré. Et on ne peut bien sûr qu’être d’accord avec lui.
Escales en Polynésie, de Titouan et Zoé Lamazou, Au vent des îles, 285 p., 35 euros.

Embarquer pour les marquises à bord de l'Aranui, croisière 12 jours/11 nuits, départ de Papeete.
Infos et offres spéciales : www.aranui.com
Y aller : vols directs Paris-Papeete par Air Tahiti Nui : www.airtahitinui.com
Et aussi : Tahiti Tourisme, www.tahititourisme.fr
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