C’est sans doute la seule consolation d’Albert II lorsqu'il se retrouve aujourd’hui confronté à l’affaire des "Dossiers du Rocher", ce site internet anonyme qui cible les proches du prince souverain, piliers des institutions et du gouvernement de Monaco. Ses prédécesseurs ont déjà subi en leur temps d’autres tentatives de déstabilisation. Et ce de la part de milliardaires. Comme Patrice Pastor qui est soupçonné, jusqu’ici sans preuves, d’être derrière ces attaques virtuelles aux effets bien réels. Au moins, M. Pastor est-il monégasque, au contraire de ses illustres devanciers. Lesquels ont tous échoué à prendre d’assaut le Rocher. À l’instar d’Aristote Onassis.
Le prince Rainier n'apprécie guère Aristote Onassis
Jeudi 19 avril 1956. L’hydravion de l’armateur grec survole la principauté, déversant sur le port une pluie d’œillets rouges et blancs. Alors que Rainier III s’apprête à épouser Grace Kelly dans une mise en scène digne d’une superproduction de Hollywood, deux puissances cohabitent à Monaco. Depuis son bureau directorial de l’Olympic Maritime, véritable État dans l’État, le richissime Onassis défie le prince sur son trône. Certains chansonniers vont jusqu’à brocarder le casino de "Monte-Greco" !

C’est au début des années 1950 que le milliardaire trouve un refuge fiscal et judiciaire sur la Riviera. En 1952-1953, il devient l’actionnaire principal de la vénérable Société des Bains de Mer — la SBM — qui possède non seulement le casino, mais aussi les plus grands hôtels de la principauté. Dès lors, Onassis se comporte comme en pays conquis. Son yacht de près de 100 mètres de long, le Christina — du nom de sa fille — mouille dans la rade, narguant Rainier sous les murs même de son palais. "Ari" y invite les plus grandes célébrités pour de fastueuses réceptions : l’ex-roi Farouk, l’Aga Khan, Greta Garbo, Frank Sinatra, Laurence Olivier, Gianni Agnelli, ou encore Winston Churchill... Ne rêve-t-il pas de transformer Monaco en un paradis de la jet-set, réservé à une clientèle fortunée, élitiste et mondaine ?

De son côté, Rainier souhaite développer son micro-État, en diversifier l’économie, l’ouvrir au tourisme d’affaires et de congrès. Onassis a beau employer tour à tour menaces et séductions — comme offrir au petit Albert une voiturette électrique dernier cri —, le prince entend rester maître chez lui. Après avoir promulgué une nouvelle constitution en 1962, Rainier III décide d’éliminer son dangereux compétiteur. Cette fois, il peut compter sur l’appui du général de Gaulle qui, lui non plus, n’aime guère Onassis.

La princesse Grace sonne l’hallali dans une interview de janvier 1966 : "M. Onassis a tant d’investissements plus considérables que Monte-Carlo ! J’ai le sentiment que la possession de la majorité des actions [...] a toujours été un amusement pour lui, plus qu’une affaire professionnelle et sérieuse." Au mois de juin suivant, par décret souverain, six cent mille actions supplémentaires de la SBM sont émises... et aussitôt rachetées par les membres du Conseil princier. Cet artifice boursier place l’homme d’affaires en minorité.
Celui-ci intente un procès, mais la Cour suprême monégasque le déboute ! Il n’a plus qu’à tirer sa révérence et liquider ses parts de la société pour près de dix millions de dollars. Dès lors, Rainier a les mains libres pour moderniser Monaco à sa guise. Le prince sera même gagné par une fièvre bâtisseuse dont la crise actuelle autour du groupe de construction immobilière Pastor apparaît comme l’une des lointaines conséquences.
"Seules de telles crapules peuvent oser attaquer le prince régnant"
Au début du siècle, un autre personnage, aux origines anatoliennes incertaines, avait songé à s’emparer de la couronne princière ! Ce Basil Zaharoff, tour à tour rabatteur de bordel dans les bas-fonds de Constantinople, escroc à la petite semaine, contrebandier, finira par édifier un empire financier en vendant des armes aux belligérants de tous bords, du conflit anglo-boer à la Première Guerre mondiale, avant de s’enrichir davantage encore dans le commerce des pétroles.

Ces tortueux négoces lui vaudront les grands-croix de la Légion d’honneur, de l’ordre du Bain, ainsi qu’un titre de baronnet britannique. Admiratif, Paul Morand saluera en lui "un splendide aventurier, roi secret de l’Europe". D’autres, plus lucides, décerneront à cet " Européen mystérieux" le surnom mérité de "magnat de la mort subite".

En 1923, alors que Louis II de Monaco vient de succéder à son père Albert Ier, Zaharoff prend, avec sa bénédiction, le contrôle de la SBM, mal gérée par Camille, fils et héritier de François Blanc, le fondateur du casino. Cependant, le marchand de canons cache un cœur romantique. Quoique déjà septuagénaire, il se marie le 22 septembre 1924, avec Maria del Pilar Muguiro y Beruete, veuve de Francisco Maria de Bourbon, duc de Marchena et cousin du roi d’Espagne, de vingt ans sa cadette. Dès lors, l’ambition de "sir Basil" n’est rien de moins que de racheter leurs droits dynastiques aux Grimaldi pour faire de son épouse, dont il est follement épris, une princesse régnante, dont il serait le prince consort !

Certes Louis II ne s’intéresse guère à Monaco et préfère séjourner dans son château de Marchais, près de Laon. Certes, il connaît des soucis d’argent, mais de là à se dépouiller de son héritage ancestral ! Au reste, la France, puissance "protectrice" n’accepterait sans doute pas un tel arrangement. L’étrange proposition de Zaharoff essuie donc un refus poli, mais catégorique. Néanmoins, le milliardaire n’abandonne pas la partie. Il stipendie une vaste campagne de presse et de dénigrement — qui préfigure le genre d’allégations qu’on trouve aujourd’hui sur le site Internet des "Dossiers du Rocher".

Le 4 avril 1925, L’Impartial de Nice, dûment soudoyé, s’interroge : "Le corps électoral [de Monaco] ne compte que 6600 inscrits et 4 560 votants et ce minuscule groupe d’autochtones régente la Principauté au nom de son insignifiance." Un autre article dénoncera le "déchaînement d’appétit d’argent" de la famille princière. La réaction est prompte. L’hebdomadaire Tout va..., organe officieux de Louis II, qualifie Zaharoff de "métèque de la finance internationale", de "vautour" et de "gros requin". "Seules de telles crapules peuvent oser attaquer le prince régnant, cracher sur son honneur et essayer de le déposséder." La crise se dénouera d’elle-même.
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