En ce 28 octobre 2021, les Monégasques n’en croient pas leurs yeux. Dans l’édition du jour de Monaco-Matin, la vigueur du ton employé par Albert II est pour le moins inhabituelle. "Avec la plus grande énergie, je condamne cette campagne diffamatoire et anonyme de rumeurs mensongères et de calomnies qui cible plusieurs serviteurs de la Principauté", lance le prince Albert, qui précise aussitôt : "Il est évident qu’à travers ces personnalités, c’est à l’État de Monaco et à ses institutions que l’on s’attaque."
Depuis fin septembre, des publications sur des pages Internet imitant l’allure de sites d’information générale s’en prennent en effet régulièrement à quatre de ses proches. Didier Linotte, président du Tribunal suprême, Laurent Anselmi, chef de cabinet du souverain, Claude Palmero, expert-comptable et administrateur des biens du prince Albert II, et Thierry Lacoste, avocat et ami d’Albert, font ainsi l’objet d’articles remettant en cause leur intégrité. "Comment Laurent Anselmi a volé l’État qu’il voulait servir", peut-on par exemple lire au détour d’un site à l’apparence ordinaire, entre le bulletin météo et la page sportive. "Les principaux intéressés n’y ont pas trop prêté attention au début, nous confie un observateur avisé de la Principauté. L’exécutif a l’habitude de subir des récriminations de la part de gens mécontents. Jusqu’à ce que les attaques se fassent plus brutales, plus calomnieuses, se transformant en une campagne de déstabilisation avérée."
"Les Dossiers du Rocher", un site diffamatoire
À la suite de ces premières offensives apparaît en effet un site baptisé "Les Dossiers du Rocher", qui diffuse en toute illégalité des dizaines de courriels piratés provenant d’ordinateurs appartenant aux quatre personnes visées. Parmi eux, on trouve de nombreux échanges ayant trait aux grandes opérations immobilières de la Principauté développées par les familles Pastor – de très loin la plus puissante –, Marzocco et Caroli, mais aussi des biographies comportant des développements injurieux. "Dans celle de Claude Palmero, seuls le nom et la date de naissance sont exacts, nous confirme une source proche de l’exécutif monégasque. Tout le reste est faux."

Dans la foulée, des journalistes reçoivent à leur tour des dossiers avant d’être contactés par des personnes se présentant comme des lanceurs d’alerte. Vient enfin le troisième acte de cette guérilla numérique : de nombreux Monégasques sont inondés de textos, messages WhatsApp ou autres courriels contenant des liens et des captures d’écran. La cible géographique des récipiendaires s’élargit ensuite à la région PACA – conseils municipaux, élus locaux, membres de chambres de commerce et d’industrie, professions libérales – puis à Paris. En tout, huit mille destinataires sont ainsi dénombrés. "Nous n’avons aucune preuve sur le commanditaire, poursuit notre interlocuteur, mais il existe tout un faisceau d’indices."
À commencer par le prix exorbitant de cette opération numérique, protégée par sept sociétés-écrans, des serveurs internationaux et des pare-feu d’une sophistication extrême. "Les services français l’estiment à une dizaine de millions d’euros", poursuit-il. Qui peut avoir les moyens – et un intérêt personnel – à dépenser une pareille somme ? Sur le Rocher, un nom revient avec insistance quand on évoque l’identité potentielle du "corbeau" qui s’abriterait derrière "Les Dossiers du Rocher" : celui de Patrice Pastor.

À 49 ans, il est l’un des héritiers de l’une des plus grandes fortunes locales, estimée à quelque vingt milliards d’euros. Aucune preuve ne vient cependant étayer cette hypothèse. En attendant, à chaque nouvelle publication du site crapuleux, l’émoi des habitants et l’attention des médias montent d’un cran, obligeant Albert II à évoquer à nouveau l’affaire lors du traditionnel entretien qu’il accorde à Monaco-Matin au moment de la fête nationale, en novembre 2021. "Tout ce que je sais, martèle-t-il, c’est que ce sont des méthodes employées par des personnes peu scrupuleuses, pour être poli. En l’étant moins, je dirais que ce sont des voyous qui se cachent derrière un anonymat ! Cela me navre, mais ne m’impressionne pas. Ce n’est pas cette campagne qui va m’empêcher, avec le ministre d’État, de procéder à des changements au gouvernement et au palais."
Pour Yves Romestan, conseiller en communication du prince, "cette double sortie médiatique a surpris les Monégasques mais a eu le mérite de mettre les choses en perspective et de calmer le jeu." Les derniers mots de la déclaration d’Albert II esquissent d’ailleurs l’importance du contexte dans lequel se déroule cette affaire.
Le prince Albert veut faire le ménage dans son cabinet
Depuis quelques mois, celui-ci a en effet entrepris une recomposition du cabinet princier en place depuis de nombreuses années, composé de Georges Lisimachio, Richard Milanesio, David Tomatis et Anne-Marie Boisbouvier. Un événement, relayé par Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans Le Monde, semble avoir cristallisé les choses.
En juillet 2021, le prince Albert souhaite confier à Céline Caron le portefeuille de ministre de l’Urbanisme, en remplacement de Marie-Pierre Gramaglia, épuisée par les pressions, notamment celle exercée par les géants de l’immobilier locaux. Mais rien ne se passe comme prévu. De curieux retards, erreurs et autres problèmes techniques inexplicables empêchent la parution rapide de l’ordonnance de nomination. La crise est à son comble alors qu’Albert II se trouve à Tokyo pour suivre les Jeux olympiques en qualité de membre du CIO. Il faudra qu’à son retour, le 2 août, le prince tape du poing sur la table, ce qu’il fait rarement, pour que la nomination soit enfin effective.

Cet événement auquel les proches du palais ont donné le nom de "putsch de Tokyo" coïncide avec les premières fuites sur le projet de nomination de Laurent Anselmi au poste de chef de cabinet. "C’est à mon sens à cet instant qu’est prise la décision d’aller plus avant dans cette campagne de déstabilisation, estime alors Yves Romestan. Ces quatre personnes visées sont très différentes, mais elles ont un point commun. Elles font partie du cordon d’intégrité érigé autour du prince Albert. Ce n’est sans doute pas un hasard."
A contrario, le renouvellement du cabinet princier aurait eu pour finalité d’éloigner des collaborateurs soupçonnés d’entretenir des liens avec Patrice Pastor, qui se serait servi de ces "chevaux de Troie" pour affaiblir Albert II. "Depuis 2013, certains beaux marchés ont été octroyés – sur concours, pas de gré à gré – à d’autres sociétés qu’au groupe Pastor, nous glisse un bon connaisseur de l’économie monégasque. L’homme aurait très mal vécu le fait que le prince souverain favorise l’existence d’une certaine concurrence à Monaco."
En attendant, cette campagne anonyme a fait l’objet de nombreuses plaintes, y compris au pénal. Des enquêtes ont lieu à Paris et Monaco. Reste à savoir si elles pourront un jour démasquer le "corbeau", oiseau de mauvais augure dont les Monégasques se seraient bien passés.
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