De mémoire d’immortel, on n’avait pas vu une telle affluence pour l’installation d’un nouvel académicien. Le destin hors norme de l’impétrant, l’écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosa, aussi connu pour être passé maître dans le "bouillonnement romanesque" que pour ses combats politiques et idéologiques, son échec avec panache aux élections présidentielles du Pérou de 1990, sa brouille homérique et à coups de poing avec Gabriel García Márquez ou ses amours passées avec Isabel Preysler, l’ex-femme de Julio Iglesias, aurait parfaitement pu l’expliquer. Mais c’était compte la présence au 23, quai de Conti, en ce jeudi 9 février 2023, d’un invité de marque au parcours tout aussi singulier : le roi émérite Juan Carlos.
Il faut dire que "ses escapades hors d’Abu Dhabi", selon l’expression du quotidien ABC, se comptent sur les doigts d’une main. Ce n’est que la quatrième fois qu’il sort de sa retraite-exil entamée en août 2020. Là, il est accompagné par sa fille, l’infante Cristina. "Il a toujours été très bon avec moi. J’ai pensé qu’au vu de la disgrâce dont il fait l’objet en ce moment, cette invitation lui ferait plaisir." En annonçant la venue du roi Juan Carlos, Mario Vargas Llosa savait que la nouvelle ferait son petit effet en Espagne où chaque apparition de l’ex-souverain fait la une de la presse ibérique. L’auteur de La Ville et les Chiens, La Fête au Bouc, ou plus récemment, de Temps sauvages, n’est pas homme à esquiver la polémique orchestrée par "cette société du spectacle" qu’il fustige souvent.
L'ami de "l'infréquentable du gotha"
Bien au contraire, il ne cache pas son indéfectible fidélité au monarque considéré comme "l’infréquentable du gotha" : "Dans la mesure où l’on considère que les rois peuvent avoir des amis, alors j’en suis un." Interrogée par le journal El País sur le bien-fondé de sa présence, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie, a répondu avec son franc-parler proverbial : "C’est l’invité de Mario Vargas Llosa et c’est très bien ainsi. Nous n’allons pas le traiter comme s’il était un quelconque concierge, mais comme son rang l’exige." Des paroles aux actes : accueil dans la cour d’honneur et salut aux armes par la garde républicaine. En pénétrant sous la Coupole, l’hémicycle a réservé une belle ovation à l’ancien chef d’État, qui en était presque surpris et ému.
Mais après tout, n’est-il pas un peu chez lui dans cette Académie, certes créée par Richelieu, mais dont les lettres patentes ont été signées, le 29 janvier 1635, par Louis XIII, son ancêtre en ligne directe à la 11e génération ? Juan Carlos ne pouvait faire faux bond à son ami qui tient, une fois encore, à réaffirmer son admiration à son égard : "Il a rendu la liberté aux Espagnols. Nous devons lui en être éternellement reconnaissants." Le roi a toujours été présent dans les grands moments de la vie du romancier, lors de sa naturalisation espagnole en 1993 ou l’obtention du prix Nobel de littérature en 2010. "C’est fantastique. C’est une grande nouvelle pour l’Espagne. Je l’aime beaucoup", avait alors déclaré le monarque qui un an plus tard concédera à "don Mario" le marquisat de Vargas Llosa.
Juan Carlos et ses deux marquis
Parmi les 55 titres de noblesse octroyés durant son règne, Juan Carlos n’a anobli que deux romanciers, deux prix Nobel de littérature d’ailleurs : Camilo José Cela, fait en 1996, marquis d’Iria Flavia et Mario Vargas Llosa, en 2011. "Au nom de son extraordinaire contribution à la littérature et à la langue espagnole, j’ai voulu lui montrer ma royale considération en lui octroyant ce titre pour lui et ses héritiers." Se revendiquant "plébéien", l’écrivain, né le 28 mars 1936 à Arequipa au Pérou, avait alors manifesté publiquement son étonnement : "C’est pour moi une immense surprise d’être fait marquis. Je prends ce geste comme une grande marque de tendresse du roi d’Espagne. Avec un brin d’humour, je suis ravi de voir un 'cholo' ['un Sud-Américain du peuple', ndlr] entrer dans l’aristocratie espagnole. Je ne sais pas si mon fils Álvaro le portera un jour, lui qui est un républicain viscéral."
Avec ce marquis succédant au brillant philosophe Michel Serres, le fauteuil 18 de l’Académie française redore son blason… aristocratique. Parmi les 17 académiciens qui se sont assis sur ce siège, depuis 1634, on trouve un cardinal comte de Dol, Jean François de Chamillart ; un comte de Cessac, Jean-Girard Lacuée ; Albert de Broglie, 4e duc de Broglie ; le comte, puis marquis Charles-Jean-Melchior de Vogüé, deux ducs et pairs de France, les pères et fils Claude et Honoré de Villars. Ce dernier étant même grand d’Espagne !
Une épée de Tolède
S’il participe à la tradition nobiliaire de ce siège, le marquis Vargas Llosa se distingue de tous ses prédécesseurs par le fait qu’il n’a jamais écrit d’ouvrage en Français, langue qu’il parle couramment. Il est d’ailleurs le troisième étranger à entrer à l’Académie après l’Américain Julien Green en 1971 et le Canado-Haïtien Dany Laferrière, en 2013. Son âge, 86 ans, a fait aussi crisser quelques dents. Depuis 2010, les statuts de la vénérable institution précisent qu’il faut avoir moins de 75 ans pour s’y présenter. L’écrivain Daniel Rondeau dans son discours d’accueil y a fait allusion à demi-mot : "L’alliance de la tradition et de la vie nous invite aujourd’hui à accueillir parmi nous Mario Vargas Llosa." Tout en rappelant ce que son nouveau confrère doit à l’Espagne, à Juan Carlos et à Cervantes. La grande hispaniste, l’académicienne Florence Delay, est l’un de ses deux parrains (l’autre étant Amin Maalouf).
Comme le veut l’usage, un mot du dictionnaire lui a été attribué. Vargas Llosa devra plancher sur la définition de "Xérès", ce vin blanc, sec ou doux, produit dans la province de Cadix en Espagne. Son épée d’académicien a été forgée par le dernier épéiste et armurier de Tolède, Antonio Arellano. Elle lui a été remise chez Gallimard. L’éditeur a publié tous ses ouvrages depuis 1970. En 2016, l’écrivain a été le premier auteur étranger à être publié à la Pléiade de son vivant. "C’est un privilège extraordinaire que Gallimard me fait, confiait-il à Point de Vue. Jeune, je m’achetais un volume de la Pléiade, une fois par an, pour mon anniversaire, car cela représentait une année d’économie. Mon premier exemplaire ? L’œuvre de Rimbaud."
Une dette envers la littérature française
"C’est pour lui un rêve d’enfant d’entrer à l’Académie française", a expliqué son traducteur Albert Bensoussan qui l’a aidé à rédiger son discours, rendant hommage à Michel Serres. Hélène Carrère d’Encausse a pu juger de l’implication de son jeune immortel de 86 ans : "Il est très intéressé. Il demande tout le temps qu’on lui envoie des choses, il est sur le site Internet, il nous fait des commentaires en permanence. Ça le passionne." Mario Vargas Llosa semble avoir une dette envers la France. "C’est à Paris que je suis vraiment devenu écrivain", confiait-il un jour à Point de Vue. C’est ici que j’ai écrit mes premiers romans. La France m’a...
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