Felipe VI, la gloire du passé, le fardeau du présent

Le roi d’Espagne a célébré aux Cortès les 40 ans du coup d’État déjoué par son père, Juan Carlos Ier. L’événement est un hommage timide à l’une des plus grandes gloires de l’ancien souverain, qui vient de faire de nouvelles régularisations au fisc.

Par Fanny del Volta - 05 mars 2021, 07h45

 Felipe VI a prononcé un discours faisant l’éloge du rôle essentiel de son père lors du "23-F".
Felipe VI a prononcé un discours faisant l’éloge du rôle essentiel de son père lors du "23-F". © Efe/ABACA

C’est au Congrès des députés que se jouait, il y a quarante ans, l’épisode le plus marquant de l’histoire contemporaine espagnole. Felipe VI vient tout juste d’en franchir la porte des Lions, accompagné du président du gouvernement, Pedro Sánchez. Avec la présidente du Congrès des députés Meritxell Batet, la présidente du Sénat Pilar Llop, le président du Conseil constitutionnel Juan José González Rivas et le président du Tribunal suprême Carlos Lesmes, il accueille les quelques personnalités conviées à la commémoration de cet événement, communément appelé "23­F".

Le "23­F", un moment historique

Cette nuit de l’année 1981, durant laquelle l’Espagne aurait pu, une nouvelle fois, basculer dans la dictature. À cette époque, le jeune roi Juan Carlos a de grands projets pour le pays, qu’il purge peu à peu du franquisme. Parmi les caciques de l’armée, des nostalgiques de la dictature veulent reprendre le pouvoir. Ils choisissent le 23 février 1981, en fin de journée, d’assaillir les Cortès.

Deux cents hommes, menés par le lieutenant-colonel de la Guardia Civil Antonio Tejero Molina, prennent les parlementaires en otage. Ils disent agir "selon les ordres du roi et du général Milans del Bosch, capitaine de Valence, qu’il vient d’investir avec ses chars." Juan Carlos Ier doit jouer contre la montre.

Il appelle un à un tous les chefs militaires du pays pour s’assurer de leur soutien et condamner le putsch. La loyauté de chacun lui est acquise, sauf à Valence où l’état d’exception a été déclaré par le général Milans del Bosch.

En intervenant à la télévision dans la nuit du 23 au 24février 1981, Juan Carlos déjoue le putsch mené par le lieutenant-colonel Tejero. © Getty Images
En intervenant à la télévision dans la nuit du 23 au 24février 1981, Juan Carlos déjoue le putsch mené par le lieutenant-colonel Tejero. © Getty Images

Dans la nuit, en tenue de capitaine général des armées, le roi adresse à la nation une allocution télévisée. "La Couronne, symbole de la permanence et de l’unité de la patrie, ne saurait tolérer, en aucune façon, des actions ou des attitudes de personnes qui prétendraient interrompre, par la force, le processus démocratique que la Constitution votée par le peuple espagnol a fixé en son temps au moyen d’un référendum." 

L’Espagne est soulagée. Le roi ne cautionne pas le coup d’État et fait interpeller avant l’aube Milans del Bosch. Qui ordonne à ses chars de rentrer. Tejero libère les otages des Cortès et se rend.

Quarante ans plus tard, cet incident est un mythe fondateur de l’Espagne moderne, gravé dans la mémoire de citoyens qui se sont longtemps déclarés "juancarlistes", un terme qui dit tout de leur reconnaissance envers leur souverain. Mais le héros d’alors n’assiste pas aux commémorations qui se déroulent aujourd’hui aux Cortès.

Une cérémonie sans Juan Carlos 

Encore en exil à Abou Dhabi, Juan Carlos est en outre sur le point de verser 4 millions d’euros au fisc espagnol, poursuivant la régularisation qui lui éviterait de faire l’objet de procédures pénales. Une première fois, en décembre, le roi émérite a remboursé 678.393 euros au Trésor public, somme afférente à des dépenses qu’il avait faites via des cartes de crédit au nom d’un ami millionnaire. Aujourd’hui, les 4 millions d’euros remboursés – amende et pénalité de retard comprises – concernent des services rendus – notamment des frais de déplacements en jets privés –, jusqu’en 2018, par la Fondation Zagatka.

LIRE AUSSI >> 5 questions pour comprendre les scandales financiers de Juan Carlos d'Espagne

Créée par le prince Alvaro de Bourbon, cousin du roi d’Espagne, dans le but de venir en aide à la monarchie, l’entité est domiciliée au Liechtenstein et son compte bancaire en Suisse.

En mars 2020, Felipe VI, en renonçant à son héritage paternel, affirmait ignorer être l’un des bénéficiaires de Zagatka au même titre que ses sœurs, les infantes Elena et Cristina. Depuis, les statuts de la Fondation ont été modifiés, et aucun membre de la famille royale n’en est bénéficiaire.

Le roi Felipe VI salue les badauds venus l'applaudir. © ABACA
Le roi Felipe VI salue les badauds venus l'applaudir. © ABACA

Une fois publique, la régularisation sera aux yeux de tous un aveu supplémentaire de l’attitude ambiguë de Juan Carlos envers l’Espagne.

Mais s’il convient aujourd’hui de célébrer l’un des plus grands services que son père a rendu à la nation, Felipe VI a saisi cet instant solennel pour affirmer son propre engagement en tant que roi.

"Mon engagement envers la Constitution est plus fort et plus ferme que jamais"

Debout dans la salle des pas perdus du Congrès, il salue les invités de l’événement : le chef du Partido Popular Pablo Casado et les deux pères de la Constitution encore en vie, Miquel Roca et Miguel Herrero. Pablo Iglesias, vice-président du gouvernement, est parmi les derniers arrivés.

Contre toute attente, le leader de Podemos a troqué sa tenue jeans et chemise habituelle contre un costume noir et une cravate. Il a relevé sa longue chevelure en un chignon, mais se veut plus rebelle que jamais. À aucun moment il n’applaudira aux discours rappelant que l’Espagne après-franquiste aurait pu ne jamais opérer sa transition démocratique.

La cérémonie est minimaliste. Les quelques chaises du lieu sont installées dans le respect des distances sanitaires réglementaires. Après la présidente du Congrès des députés, première à prendre la parole, Felipe capte son auditoire, en soulignant : "Cette nuit-là, j’ai également assisté à cet épisode historique, et j’ai appris la valeur incalculable de la liberté aux yeux du peuple espagnol." 

Dans l’hémicycle des Cortès, Felipe VI revient sur les événements du "23-F" avec deux des "pères" de la Constitution espagnole, ainsi qu’avec les présidents du Congrès des députés, du Sénat, du Tribunal suprême et du Conseil constitutionnel. © Efe/ABACA
Dans l’hémicycle des Cortès, Felipe VI revient sur les événements du "23-F" avec deux des "pères" de la Constitution espagnole, ainsi qu’avec les présidents du Congrès des députés, du Sénat, du Tribunal suprême et du Conseil constitutionnel. © Efe/ABACA

Mais c’est sur le présent que le souverain insiste. Sur la fragilité de la démocratie. Si la monarchie est affaiblie par les scandales liés à Juan Carlos, c’est bien la nation tout entière qui tremble, alors qu’en Catalogne les indépendantistes se déchaînent pour protester contre l’incarcération d’un rappeur accusé d'"incitation au terrorisme".

L’air grave et d’une voix vigoureuse, Felipe affirme : "Aujourd’hui, en tant que roi, symbole de l’unité et de la permanence de l’État, mon engagement envers la Constitution est plus fort et plus ferme que jamais." 

Après avoir quitté son pupitre, le roi se rend dans l’hémicycle des Cortès avec tous les représentants des institutions garantes de la démocratie en Espagne. Ensemble, ils parcourent ce lieu, emblème de la résistance à une époque où tous les Espagnols partageaient les mêmes espoirs.

Connectez-vous pour lire la suite

Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters

Continuer

Ou débloquez l'intégralité des contenus Point de Vue

Pourquoi cet article est-il réservé aux abonnés ?

Adélaïde de Clermont-Tonnerre

Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

Politique

Personnalités liées

Dans la même catégorie

Abonnez-vous pour recevoir le magazine chez vous et un accès illimité aux contenus numériques

  • Le magazine papier livré chez vous
  • Un accès illimité à l’intégralité des contenus numériques
  • Des contenus exclusifs
Voir les offres d’abonnement