À dos de cheval et suivi par plusieurs dizaines de compagnons de route, Jean d’Égypte mineure traverse les Pyrénées l’esprit tranquille. Muni d’un laissez-passer signé de la main d’Alphonse V, roi d’Aragon, il aurait été le premier Gitan - Gitanos en espagnol, un dérivé d’Egiptanos, l’Égypte Mineure désignant au Moyen Âge le Proche-Orient d’où serait issue cette population - à entrer sur la péninsule ibérique, en 1425. Exactement 600 ans plus tard, c’est le souverain d’une Espagne unifiée, Felipe VI, qui commémore cet anniversaire lors d’une adresse à la radio publique espagnole.
"Une histoire méconnue de persécution et de résistance"
L’allocution est historique à plusieurs égards, puisqu’il s’agit du premier discours de Sa Majesté à avoir été exclusivement radiodiffusé. Pour l’occasion, le roi s’aventure même à prononcer quelques mots en Caló, un syncrétisme entre langues romanes et romani qui s’est développé outre-Pyrénées. Cette attention devrait toucher les près de 750.000 Gitans aujourd’hui présents en Espagne, protégés par le statut de minorité locale, mais encore sujets à de nombreuses discriminations.
"Fetén, c'est le mot avec lequel je veux commencer ce bref salut aux auditeurs de Radio Exterior en cette année où nous commémorons le 600e anniversaire de l'arrivée du peuple gitan dans la péninsule. C'est un grand fetén d'être avec vous aujourd'hui et je me sens très fetén", a ainsi déclaré le roi Felipe VI, en se jouant du terme purement caló de fetén, qui signifie "bien", "sensass" et est aujourd’hui rentré dans le lexique de la plupart des Espagnols.
L’époux de la reine Letizia a tenu à exprimer sa reconnaissance à la population et à la culture gitane, et à dénoncer l’antitsiganisme toujours présent en son royaume : "L’histoire des Tsiganes espagnols est une histoire méconnue de persécution et de résistance. Un peuple solidaire et fier de ses racines, de la paix, de son art et de sa culture… En 2025, il convient de rappeler que l’histoire de l’Espagne se construit également sur l’identité du peuple gitan. À l’occasion de cet anniversaire, n’oublions pas que les Gitans continuent de se heurter à des obstacles."
Persécutions d'État
Si leur situation a grandement progressé depuis la chute du franquisme, ce peuple continue, en effet, de souffrir de multiples inégalités dans l’accès aux soins, à l’emploi ou à l’éducation. À titre d’exemple, seulement 2% des jeunes Gitans parviennent à étudier à l’université. Une situation qui s’explique en partie par 600 ans de persécutions, entrecoupées de courtes accalmies.
La bénédiction accordée au XVe siècle par Alphonse V d’Aragon ne dure qu’un temps. Après avoir accordé le départ vers les Amériques de quatre Gitans lors du troisième voyage de Christophe Colomb, les rois catholiques, Isabelle Ier et Ferdinand II, soucieux d’unifier la péninsule après la Reconquista et d’assoir le système féodal, sont les premiers à tenter de sédentariser de force ce peuple. La première Pragmatique, signée en 1499, émet un ultimatum : les Gitans doivent faire allégeance à un seigneur local, pratiquer un métier stable et renoncer à leurs pratiques jugées hérétiques, ou quitter le royaume sous 60 jours.

Petit-fils des souverains, Charles Quint accentue la répression. Ceux qui ne se plient pas à sa volonté encourent la prison, les travaux forcés ou l’esclavage. Femmes, hommes et enfants sont séparés et le port des vêtements gitans est interdit. Deux siècles plus tard, Ferdinand VI donne son aval à la "Grande Rafle" de 1749, qui signe la déportation d’environ 12.000 d’entre eux dans des camps en Espagne et en Afrique. La mesure est abandonnée 14 ans plus tard, de nombreux sujets de Sa Majesté se plaignant de la disparition de cette main-d’œuvre corvéable à merci. L’État espagnol continuera, dans une moindre mesure, à discriminer les Gitans jusqu’en 1995 et la parution d’un code pénal vidé des reliquats du franquisme.
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Commémorant un autre anniversaire, la devise des dix ans de règne de Felipe VI s’affiche fièrement derrière le monarque alors qu’il prononce son discours radiophonique : "Service, engagement et devoir." En reconnaissant les erreurs du passé et en traçant un chemin commun pour l’avenir, le roi prouve que ces trois mots sont bien plus qu’une simple promesse.