En ce samedi, au petit matin, la princesse Giorgiana Corsini se baigne dans les eaux cristallines de la Giannella, entre les côtes préservées du parc naturel de la Maremme et le mont Argentario qui se dresse sur sa presqu’île. Un plaisir auquel l’aristocrate italienne, amoureuse des sports de plein air, s’adonne à chacun de ses séjours estivaux en son domaine de La Marsiliana à quelques kilomètres de là. En ce 1er août pourtant, vers 8h30, elle est prise d’un malaise. Secourue, le code rouge activé, elle est transportée en hélicoptère à l’hôpital de la Miséricorde à Grosseto. Les tentatives de réanimation restent vaines.
La princesse, qui aurait fêté ses 81 ans le 3 août, s’éteint brutalement, probablement victime d’un infarctus, laissant la ville de Florence en deuil. Elle était l’âme de la cité, personnalité culturelle de premier plan qui n’a cessé d’insuffler son énergie aux artistes comme aux édiles de la ville. Le maire de Florence s’est déclaré profondément attristé par sa disparition. "C’est une immense perte pour toute la communauté qui intervient dans un moment très difficile pour le monde de l’artisanat. Elle a toujours mis l’accent sur l’excellence de la tradition tout en la projetant dans le futur", souligne Dario Nardella.
La cité endeuillée après la disparition de la princesse
Il lui avait remis en mai dernier le Fiorino d’Oro, la plus haute distinction de la ville, pour Artigianato & Palazzo, qu’elle organise depuis 25 ans dans les jardins de son palais florentin. Repoussé en raison de la situation sanitaire, l’événement se tiendra du 17 au 20 septembre prochain, avait-elle annoncé dans une conférence de presse virtuelle, bien décidée à soutenir une nouvelle fois le patrimoine vivant, cette intelligence de la main perpétuée ou réinventée par les sculpteurs, luthiers et autres orfèvres conviés.

Déterminée, regorgeant d’idées, elle s’était aussi lancée dans une agence de voyages et de location de villas de luxe en Toscane bien avant leur développement sur Internet. Sans compter son engagement dans la préservation du patrimoine familial. "Je déteste voir les choses mal tourner, affirmait-elle. C'est une question de respect. L'argent est un don, vous êtes privilégié si vous en avez et c'est une obligation de l'utiliser pour le bien et la beauté au service de tous." L’ardente porte-drapeau de l’art de vivre florentin s’est éteinte comme elle a vécu, dans une fulgurance, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Une pensée qui console aujourd’hui son mari, le prince Filippo Corsini, 82 ans, ainsi que ses enfants et petits-enfants.
Née à Varèse en 1939, fille de Vittorio Avogadro, comte de Valdengo et Collobiano, et d’Elisabetta Faà di Bruno, Giorgiana grandit à Turin et sort diplômée de l’école des interprètes de Genève en 1962. Un an plus tard, elle épouse son cousin germain, le prince de Sismano, duc de Casigliano et Civitella, héritier de l’une des plus anciennes familles d’Italie. Les Corsini, originaires de Poggibonsi dans la province de Sienne, sont venus à Florence vers 1100.

En neuf siècles d’histoire, la lignée a compté, entre autres illustres ancêtres, un pape, Clément XII, et un saint, Andrea Corsini, évêque de Fiesole –saint André Corsini pour les catholiques francophones. Ce sont les frères Filippo, Bartolomeo et Lorenzo qui bâtissent la fortune familiale au milieu du XVIe siècle. Dirigeant simultanément plusieurs banques commerciales, à Londres notamment, ils acquièrent de nombreuses terres en Toscane, en Ombrie et dans le Latium, devenant ainsi la famille la plus puissante de Florence après les Medicis.
Une femme partisane de l'art de vivre florentin
Le prestige atteint son apogée en 1730 lorsqu’à l’âge de 78 ans, Lorenzo Corsini devient pape sous le nom de Clément XII. Choisi non seulement pour sa religiosité mais pour ses qualités de financier, il est à l’origine, en dix ans de pontificat, de l’agrandissement des musées du Capitole et du Vatican, et de la construction de la fontaine de Trevi couronnée de son blason. Au XXe siècle, le prince Tommaso, père de l’actuel chef de maison et petit-fils du sénateur Tommaso Corsini, participe à la rédaction de la constitution de la République italienne en tant que député de l’assemblée constituante. Grand expert de l’agriculture et de l’élevage, il a contribué à la modernisation et au redressement des deux secteurs en Toscane et en Ombrie.
Leurs noces célébrées en 1963, le prince Filippo et la princesse Giorgiana s’installent dans l’un des domaines familiaux à Barberino Val d’Elsa où ils élèvent leurs quatre enfants Duccio, Elena Sabina, Nencia et Elizabetta Fiona. En 1989, neuf ans après le décès du prince Tommaso et de son épouse, le couple s’installe au Palazzo Corsini al Prato datant du XVIIe siècle. Selon la tradition florentine, sa sobre façade sur rue dissimule de grands jardins dont donna Giorgiana fait reconstruire les parterres de fleurs.

Un autre palais, l’un des plus somptueux de Florence, appartient également à la famille, notamment à la sœur du prince, la comtesse Lucrezia Miari Fulcis. Le Palazzo Corsini al Parione, sur le bord de l’Arno, offre de spectaculaires décors baroques ainsi que la plus importante collection d’art privée de la ville.
Les Corsini possèdent un autre trésor: 600 ans d’archives familiales, livres de comptes et correspondances depuis que Matteo Corsini, marchand de drap de laine, décide en 1362 d’écrire "tout" de lui. Les banquiers et marchands florentins pouvaient être reconnus, disait-on, à leurs doigts tachés d'encre. C'était en partie une question de comptabilité, mais aussi de transmission de l'identité familiale.
C’est dans la demeure de Duccio, duc de Casigliano, fils aîné du prince Filippo et de la princesse Giorgiana, que sont conservés ces six siècles d’histoire. La villa Le Corti à San Casciano val di Pesa, tout comme La Marsiliana où la princesse séjournait à sa disparition, produisent du vin de chianti et de l’huile d’olive sous le label Principe Corsini. Le duc espérait que son fils aîné Filippo, parti faire ses études à l’étranger, reprendrait à sa suite le domaine familial.

Le 31 octobre 2016 pourtant, les Corsini perdent leur héritier de 21 ans, fauché à bicyclette dans les rues de Londres alors qu’il roulait vers l'université de Regent's Park. La princesse Giorgiana a désormais rejoint son petit-fils adoré. Elle venait à peine d’emmener ses autres petits-enfants à bord d’un minibus à la découverte des beautés de l’Italie, une tradition estivale. Elle se réjouissait aussi de recevoir prochainement les jeunes talents de l’opéra qui, depuis 2017, animent le New Generation Festival dans les jardins de son palais florentin.
Réunis, le jour de ses 81 ans, à la chapelle familiale de la villa Le Corti pour ses obsèques, ses proches la décrivent comme "un arbre majestueux". Sa sève l’aura portée jusqu’à ses derniers instants.
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