Dans les bras de Jean, le disciple que Jésus aimait, la Vierge nimbée d’un voile blanc défaille face à un Christ en croix au corps torturé, dont les pieds et les mains décharnés semblent faire écho à la couronne d’épines qui enserre son front. Pourtant, face à cette vision ultra-doloriste du fils de Dieu, c’est bien l’émerveillement, et non l’effroi qui l’emporte.

"Voyez comme le manteau de la Vierge a retrouvé toute sa lumière", commente, en chuchotant malgré elle devant tant de beauté, Pantxika de Paepe, l’heureuse directrice du musée Unterlinden de Colmar. "Même les encadrements en faux marbre des différentes parties du retable révèlent de délicates couleurs. Quant à certains détails, comme la colombe du Saint-Esprit dans la scène de l’Annonciation, ils étaient devenus quasiment invisibles."
Même si elle a assisté à toutes les étapes d’un chantier hors norme, qui s’est déroulé en grande partie in situ, dans l’ancienne église du couvent des Dominicaines d’Unterlinden qui lui sert d’écrin muséal depuis 1852, la conservatrice ne se lasse pas d’admirer le résultat d’un travail qui a mobilisé, durant plus de quatre ans, une équipe de 19 restaurateurs.

À part la partie sculptée, autre joyau rarement conservé de ce chef d’œuvre de l’art gothique, expédiée avec toutes les précautions d’usage à l’atelier de restauration du Centre de recherche et de restauration des musées de France, le décrassage minutieux des immenses panneaux de tilleul s’est déroulé sous les yeux du public. "Les visiteurs ne pouvaient pas leur parler pour ne pas les déconcentrer mais certains artisans, à l’instar du chef d’équipe Anthony Pontabry, n’hésitaient pas à s’interrompre pour répondre à leurs questions."

Comme toutes les restaurations d’envergure, celle-ci a ménagé son lot de jolies surprises. Sur le sol du bloc sculpté représentant saint Antoine, la peinture rose, ajoutée dans le courant d’un XVIIIe siècle moins scrupuleux à l’égard de la vérité historique des couleurs, a ainsi laissé réapparaître un vert malachite profond. Même étonnement chez saint Jérôme, dont la tunique rouge a soudain dévoilé une splendide teinte azurite. "Quel bonheur de les contempler aujourd’hui avec leurs chromies d’origine", se réjouit la directrice, par ailleurs spécialiste de la sculpture espagnole.

Quand le poste du musée d’Unterlinden s’est libéré à la fin de ses études, cette Basque d’origine n’a pas hésité une seconde avant de postuler en terre alsacienne. "Un stage au département des sculptures du Louvre m’avait déjà confirmé l’attrait de l’art flamand." Presque vingt ans plus tard, elle ne se lasse toujours pas de contempler cet ensemble hors norme, présenté aux fidèles de l’époque soit fermé avec les volets de la Crucifixion les jours ordinaires, soit ouvert avec les scènes de l’Annonciation et de la Résurrection, ou bien la partie sculptée, lors des grandes fêtes liturgiques.
Le retable du musée Unterlinden : "un chef-d’œuvre pour Dieu"
"Commandé par Guy Guers, le précepteur de la puissante commanderie d’Issenheim, le retable avait pour vocation de guérir ou de prémunir du mal des ardents, le fameux "feu de Saint-Antoine", dont on a su plus tard qu’il était lié à l’ingestion des ergots du seigle."

Confrontés aux souffrances du Christ, dont les membres tordus reflètent les véritables inflammations et nécroses qui affectaient les malades, les pèlerins pouvaient compter sur l’intercession des Antonins qui leur préparaient aussi le Saint Vinage, un breuvage à base de vin dans lequel ils faisaient macérer des plantes et les reliques de saint Antoine, ainsi qu’un baume de plantes anti-inflammatoires que l’on peut identifier dans les paysages bucoliques servant de décor aux scènes sacrées représentées sur le retable.

Des monstres dignes de Jérôme Bosch peuplant La Tentation de saint Antoine au visage apollinien du Christ ressuscité, de la finesse des détails réalistes aux symboles théologiques innombrables, l’œuvre témoigne à la fois du génie de Mathis Grünewald et de son atelier et de la puissance des Antonins.
"Guy Guers était un théologien érudit et ambitieux, confirme Pantxika de Paepe. En commandant le retable pour l’église d’Issenheim, il avait conscience d’accomplir un chef-d’œuvre pour Dieu et l’éternité." Plus de 500 ans plus tard, les visiteurs venus du monde entier pour l’admirer au musée d’Unterlinden ne peuvent que lui donner raison.
Musée Unterlinden, Place Unterlinden, Colmar.
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