Les héros de Marcel Proust : Céleste Albaret, la fidèle gouvernante

Elle incarne la dévotion, le bon sens paysan et la sagesse d’antan. Pilier de À la recherche du temps perdu, le personnage de la domestique Françoise est largement inspiré de Céleste Albaret, la fidèle gouvernante de Marcel Proust, restée au service de l’écrivain jusqu’à son dernier souffle.

Par Estelle Lenartowicz - 25 juillet 2022, 06h48

 Céleste Albaret fut la servante dévouée du romancier Marcel Proust.
Céleste Albaret fut la servante dévouée du romancier Marcel Proust. © AGIP / Bridgeman Images

Paris, avril 1913. Sur le boulevard Haussmann, une jeune femme descend de l’autobus en provenance de Levallois. Arrivée il y a peu de son village natal de Lozère, elle ne connaît pas la capitale et se dirige d’un pas rapide vers le domicile de l’employeur de son mari, un certain Marcel Proust. Odilon Albaret travaille comme chauffeur pour celui qui s’apprête à publier son premier roman, Du côté de chez Swann.

La jeune Céleste vient à cette occasion de se voir confier une mission urgente : en remplacement de Céline, tombée malade, porter aux amis de "Monsieur Proust" les exemplaires dédicacés du livre tout juste imprimé par les éditions Grasset. "Tu verras, c’est un homme très gentil. Il faut bien faire attention à ne pas lui déplaire, parce qu’il observe tout. Mais jamais tu ne rencontreras quelqu’un d’aussi charmant", l’avertit Odilon. L’écrivain apparaît ce jour-là dans la cuisine : "J’étais si intimidée que je n’osais pas le regarder. Mais tout de suite, il m’a fait impression. Je vois ce grand seigneur qui entre", se souvient Céleste. 

"Je suis entrée dans le temps particulier, unique, où il vivait"

La rencontre se fait plus tard, quand la "courrière" ‒ comme il dira dans La Recherche ‒ promue gouvernante, pénètre pour la première fois, tremblante, dans le saint des saints, la chambre de Marcel, embrumée par les poudres qu’il utilise pour calmer son asthme. "Il y avait une fumée à couper au couteau, incroyable. De M. Proust, je ne distinguais que la chemise blanche sous un gros tricot et le haut du corps adossé à deux oreillers. La figure était perdue dans l’ombre et dans le brouillard de la fumigation, complètement invisible, à part les yeux qui me regardaient ‒ je les sentais plus que je ne les voyais", confie-t-elle, ne masquant rien de la fascination qu’exerce d’emblée sur elle le dandy alité. 

L'écrivain Marcel Proust (1871-1922).
Le romancier, photographié par Otto Wegener, vers 1895. © Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images

C’est le début d’une extraordinaire relation, d’abord nouée dans le minutieux rituel du café, que Céleste lui apporte quotidiennement, en silence, remerciée "d’un regard et d’un petit geste de la main qui était d’un raffinement plus grand que les mots". La conversation éclôt pourtant bien vite entre les deux êtres qu’a priori tout oppose – elle n’a même pas le certificat d’études primaires, il est le fils d’un grand médecin et fréquente les plus hautes sphères du Paris artistique et mondain. Peu à peu, grâce à son intuition et sa grande empathie, Céleste comprend les routines et les obsessions de l’écrivain, qui, en retour, l’interroge sur sa famille et son enfance avec une certaine tendresse.

Après un dernier voyage de l’écrivain à Cabourg à l’été 1914, le petit "couple" rentre à Paris. Marcel s’enferme dans sa chambre, qu’il ne quittera presque plus pour les huit dernières années de sa vie, se consacrant à l’écriture de son œuvre et désormais secondé dans ses moindres gestes par Céleste. "Moi, rien ne me préparait à cette existence. Pourtant, très vite, j’ai vécu à son rythme. Je suis entrée dans le temps particulier, unique, où il vivait. C’était un temps où il n’y avait pas d’heures. Bientôt, pour moi aussi, le rythme des heures a valdingué." 

Marcel Proust est décédé le 18 novembre 1922.
C’est par l’intermédiaire de son époux Odilon, chauffeur de Marcel Proust, que Céleste entre à 22 ans au service du romancier. © Alamy/ABACAPRESS.COM

Vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, elle ne vit "que pour lui", l’aide dans sa toilette – celle-ci consiste à se tamponner avec une quantité immodérée de fines serviettes humides qu’il faut aussitôt envoyer à la blanchisserie –, autant que dans sa correspondance – il reçoit quantité de lettres et lui en lit souvent des extraits – et ses "téléphonages" – elle raconte être devenue son "magnétophone".

La comtesse immortalisée par Nadar, en mai 1895.
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Dans l’art de la cuisine, Céleste se montre cependant bien moins experte que Françoise, son double de La Recherche, offrant au tandem quelques épisodes amusés quand Céleste, n’osant avouer qu’elle ignore ce que sont les œufs brouillés, lui prépare mordicus et l’air de rien... des œufs au plat. "Il avait des goûts très simples. Je me souviens avoir cuisiné de la sole, du poulet ou des frites. Il mangeait peu mais parfois dans la nuit il avait des fringales soudaines, liées à des souvenirs de jeunesse, et j’allais lui chercher une poire Bourdaloue chez Larue, des confitures de chez Tanrade, une brioche de chez Bourbonneux, des glaces à la framboise ou à la fraise, toujours dans un magasin précis. Et après il picorait."

Céleste est profondément marquée par la disparation du romancier

La complicité se développe aussi dans le secret de l’atelier d’écriture. Proust confie à Céleste ses enthousiasmes, ses peines et ses angoisses, s’appuyant toujours plus sur sa présence et son indéfectible soutien matériel et moral. "Quand il était content, il me montrait les pages qu’il avait écrites et disait : 'Regardez, Céleste, j’ai bien travaillé ! Regardez ! Une, deux, trois pages... Je suis assez content de moi'. Mais certains jours : 'Ma pauvre Céleste, je n’en peux plus. Ce que j’ai fait ne vaut rien. Je suis très mécontent de moi'." C’est aussi à la chère Céleste que l’on doit l’élaboration du système des "paperolles", des papiers volants qu’elle a l’idée de coller sur les bords des cahiers du romancier afin d’étendre à l’infini la surface d’écriture sans risquer d’en perdre le fil. 

Son rôle s’étend aux fonctions de secrétaire qui s’assure du bon circuit des manuscrits et des épreuves corrigées avec les éditions Gallimard. Un travail de fourmi qu’elle poursuit d’arrache-pied. Un jour, "Monsieur Proust" l’appelle avec une grande nouvelle : "Ma chère Céleste, cette nuit j’ai mis le mot 'fin'. Mon œuvre peut paraître ! Maintenant, je peux mourir." Et Céleste, taquine, de lui répondre : "Oh, Monsieur, ne parlons pas de ça. Tel que je vous connais, j’ai bien peur que nous n’ayons pas fini de coller des petits papiers ni d’ajouter des corrections..." 

Céleste, adaptation cinématographique allemande de Percy Adlon - 1981.
La complicité profonde qui liait Proust à Céleste lui a inspiré le personnage de Françoise dans La Recherche. La confidente de l’écrivain est ici représentée dans Céleste, adaptation cinématographique allemande de Percy Adlon - 1981. © Prod DB / KCS PRESSE

La disparition de l’écrivain en novembre 1922 laisse un grand vide dans l’existence de la jeune femme. "J’avais vécu dans un monde si merveilleux, auprès d’un homme unique, que je n’arrivais pas à me refaire aux banalités de la vie. Même les horaires normaux étaient un problème. Je ressemblais à un oiseau de nuit condamné tout à coup à vivre au grand jour. Secrètement, je me réfugiais sans cesse dans le souvenir des nuits enchantées", racontera-t-elle plus tard au cours de confessions qui ressemblent à celle d’une amoureuse. "J’ai aimé, subi et savouré chaque jour passé à ses côtés. Être avec lui, l’écouter, lui parler, le regarder travailler, l’aider dans la mesure de mes moyens, c’était comme se promener dans une campagne où il y a partout de multiples sources qui jaillissent continuellement. L’image que je garde de lui dans mon cœur est la plus belle de toutes. Il y est magnifique comme il le fut toujours."

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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