"Je crois que, dès la première fois où je l’ai aperçue, j’ai été totalement séduit. Elle avait une race, la race, une allure, un port de tête et de cou ! […] Je ne sais combien de fois je suis allé à l’Opéra, rien que pour admirer son port quand elle gravissait l’escalier." Ainsi Céleste Albaret, gouvernante de Marcel Proust, rapporte-t-elle dans ses Souvenirs la forte impression provoquée par Élisabeth Greffulhe sur ce dernier. La belle comtesse va inspirer Oriane de Guermantes sur plusieurs points, tels son rire, son tempérament fantasque ou ses origines prestigieuses.
Deuxième d’une fratrie de six enfants, Élisabeth naît le 11 juillet 1860. Par son père belge, Joseph de Riquet de Caraman, prince de Chimay, ses origines remontent au XIe siècle, tandis que les ancêtres de sa mère française, Marie de Montesquiou-Fézensac, prétendent descendre des Mérovingiens. Elle est par ailleurs l’arrière-petite-fille de Madame Tallien, et peut-être de Napoléon I er, via sa fille naturelle présumée, Émilie de Pellapra. Son enfance à Mons, ville industrielle où s’est établie la famille quand Joseph de Caraman-Chimay est devenu gouverneur du Hainaut, s’écoule dans une ambiance chaleureuse et cultivée, dominée par la personnalité artistique de Marie de Montesquiou.

Le 25 septembre 1878, la ravissante et svelte jeune fille épouse Henry, vicomte Greffulhe et unique héritier d’un empire financier et immobilier. Sur le papier, le nouveau couple coche toutes les cases du bonheur, mais Élisabeth déchante vite. Dans l’austère château de Bois-Boudran, en Seine-et-Marne, la vie familiale, régie par la personnalité de sa très pieuse belle-mère, n’a rien de comparable avec celle qu’elle a connue. Foin de musique ou de littérature, place aux bonnes œuvres, aux jeux de cartes et, surtout, à la chasse. Élisabeth s’étiole, méprisée et trompée par son mari, et la naissance de la petite Élaine, le 19 mars 1882, n’y change rien.

Seule consolation, dans ce désert culturel et affectif, la correspondance entretenue avec sa mère. "Les deux femmes étaient très proches et s’écrivaient en sténo lorsqu’elles échangeaient des secrets", raconte Jean-Louis Poirey, romancier et fondateur des Éditions du Citron Bleu, qui a passé son enfance dans l’hôtel parisien des Greffulhe, aux numéros 8 et 10 de la rue d’Astorg.
La mort de cette précieuse confidente, le 26 décembre 1886, plonge Élisabeth dans le désespoir. Elle trouve cependant un dérivatif dans sa nouvelle vie sociale, démarrée un beau jour de mai 1882 à l’hippodrome de Longchamp, où son charme et sa beauté font sensation. "À mesure que ses adorateurs se faisaient plus pressants, que sa réputation se propageait à travers les gazettes et que s’accentuait la douloureuse divergence entre ses succès publics et sa vie intime privée d’amour, rendue plus odieuse encore par la mort de sa mère, Élisabeth prit conscience des armes qu’elle avait à sa disposition", écrit Laure Hillerin dans une passionnante et très documentée biographie*. "Elle devint actrice de son prestige, se mettant elle-même en scène avec un art consommé."

Couronnée reine du Tout-Paris, Élisabeth sait se faire désirer, orchestre de savants retards et de brèves apparitions et, privilégiant les étoffes vaporeuses comme son double littéraire la duchesse de Guermantes, cultive une élégance folle à travers des toilettes uniques. Sa renommée mondaine permet à la comtesse Greffulhe de servir bien des causes. En 1890, cette passionnée de musique fonde la Société des grandes auditions musicales de France, présidée par Charles Gounod, puis se lance dans une croisade wagnérienne, organise des saisons italiennes en 1905 et 1910 où se produisent Malher et Strauss. Elle contribue aussi à la création des Ballets russes et initie une importante exposition Rodin à Londres, en 1914.

Cette nature curieuse s’intéresse également aux sciences. Elle suit des cours au Collège de France, visite l’institut Pasteur, assiste à une autopsie, apporte son soutien aux travaux de Marie Curie et Édouard Branly… Enfin, elle œuvre pour la cause des femmes, fondant par exemple une École ménagère populaire. Preuve de cette ouverture d’esprit, son salon, aussi éclectique que celui d’Oriane de Guermantes, accueille des têtes couronnées comme des présidents. Car cette "reine conciliatrice entre l’ancienne noblesse et la IIIe République", selon l’écrivain et diplomate argentin Enrique Larreta, se passionne aussi pour la politique. Dreyfusarde, elle professe une grande admiration pour Clemenceau et Léon Blum ! La Première Guerre mondiale offre à cette amie d’Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, l’occasion de déployer toute l’intensité de son énergie. Elle obtient, entre autres, le changement d’uniforme des soldats et la libération de Nijinski, fonde l’Union de la France pour la Belgique, transforme Bois-Boudran en centre d’accueil pour les réfugiés…

L’âge venant, l’éclat de la reine de la Belle Époque se fane. Sa gloire envolée, Élisabeth se replie sur la pratique des arts plastiques. Le 31 mars 1932, Henry décède sans laisser de testament. Élaine, qui a épousé en 1904 Armand de Gramont, duc de Guiche, hérite de tout le patrimoine. Elle vendrait bien l’hôtel de la rue d’Astorg, véritable gouffre financier. "Rien, cependant, ne peut décider la vieille comtesse à abandonner sa forteresse", écrit Laure Hillerin. "Les feux de la rampe se sont éteints, mais l’actrice refuse obstinément de quitter la scène où elle a remporté tant de succès – sans se soucier des frais colossaux auxquels sa fille et son gendre doivent désormais faire face. Il s’agit d’entretenir, pour une seule occupante, les centaines de mètres carrés d’un bâtiment qui commence à se dégrader sérieusement."
La comtesse Greffulhe racontée
C’est dans le parc de cet immense hôtel que Jean-Louis Poirey fait ses premiers pas. "Pendant la Seconde Guerre mondiale, explique-t-il, la comtesse a proposé de loger gratuitement un fonctionnaire de police pour assurer sa sécurité la nuit. C’est ainsi que mes parents se sont installés à l’automne 1939 dans une partie du bâtiment située au numéro 8 de la rue." Né en juillet 1945, Jean-Louis conserve un souvenir très vif des lieux qu’habitaient encore une poignée de personnes : "Le comptable M. Salch et son épouse qui cuisinait, Mme Gerbel, la dame de compagnie, M. Victor, ancien majordome, les concierges installés au numéro 10."
Quant à la vieille comtesse "toujours très bien habillée, en noir, se tenant fort droite", elle reste gravée dans sa mémoire. Il n’a oublié ni "son rire extraordinaire, très sonore", ni "la petite ride en arc de cercle qui se dessinait alors sur sa lèvre supérieure", ni ses légendaires yeux noirs : "Elle s’exprimait beaucoup avec le regard. Nul besoin pour elle de parler pour faire un reproche : il s’y lisait." Entre le petit garçon et l’ancienne gloire de la Belle Époque, la relation se construit progressivement, cimentée par la passion de la comtesse pour le dessin et l’aquarelle. "Un jour où elle se tenait sur la terrasse dominant le parc où je jouais, elle m’a appelé, m’a demandé si je dessinais et m’a donné un crayon."

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