Patricia Ward Kelly : "Gene Kelly était amoureux de la France"

Elle fut la dernière épouse de Gene Kelly, l’inoubliable génie de la comédie musicale hollywoodienne, disparu en 1996. Alors que Chantons sous la pluie fête ses 70 ans et qu’une rétrospective Stanley Donen s’ouvre à La Cinémathèque française, Patricia Ward Kelly dévoilera cet été sur France Musique des enregistrements inédits de son mari.

Par Emmanuel Cirodde - 04 juillet 2022, 06h41

 Patricia Ward Kelly à Paris en juin 2022.
Patricia Ward Kelly à Paris en juin 2022. © Julio Piatti

Cet été, nous allons pouvoir entendre sur France Musique la voix de Gene Kelly racontant son art...Oui, durant toutes les années que nous avons partagées, je l’ai enregistré, presque chaque jour. Chez moi à Los Angeles, les murs sont remplis de ces bandes que je n’avais pas écoutées depuis trente ans. Ma rencontre avec Marc Voinchet, le directeur de France Musique, m’a convaincue qu’il était temps de les partager. Il est tellement émouvant d’entendre sa voix et se souvenir qu’il était assis à côté de moi dans le canapé ! Gene s’était servi un verre, une vodka-tonic, et sur l’enregistrement, on entend tinter les glaçons.

Vous étiez cette année à Cannes pour la présentation de la version restaurée de Chantons sous la pluie. Qu’avez-vous ressenti en montant les marches ?C’était vraiment magique. Le Festival avait beaucoup compté pour Gene qui s’y était rendu en 1955 puis en 1959 en tant que membre du jury. Il y était revenu en 1976 pour y présenter son documentaire Hollywood, Hollywood. En 1955, il y avait eu cette belle anecdote avec Jules Dassin. Son film Du rififi chez les hommes avait reçu le prix de la mise en scène mais personne ne parlait au réalisateur dont le nom était inscrit sur la liste noire de Hollywood au temps du maccarthysme. Les gens fuyaient sa présence à Cannes, sauf Gene. Il lui a pris le bras pour le faire entrer dans le palais. Voilà exactement ce dont il était capable. Lorsque je me suis retrouvée sur les marches, sa voix s’est mise à résonner dans les haut-parleurs. L’émotion était vive. De plus, la projection avait lieu dans la salle Agnès Varda, qui était une grande amie de Gene.

Avez-vous découvert de nouvelles choses grâce à cette nouvelle version ?Cela m’arrive à chaque visionnage ! Je n’avais par exemple jamais remarqué la cravate à rayures de Donald O’Connor. Dans une autre scène, je n’avais jamais fait attention à son expression très drôle car je n’avais d’yeux que pour Gene et Jean Hagen qui jouait Lina Lamont. Cette nouvelle version est vraiment spectaculaire. Je craignais qu’une fois remastérisée, l’image prenne cet aspect "haute-définition". Mais non, les couleurs sont très justes, et l’ensemble est incroyablement fidèle à l’original. Il m’a fallu plusieurs jours pour réaliser ce que je venais de voir.

Chantons sous la pluie avait-il une importance particulière pour Gene Kelly ?À vrai dire non. Car un an plus tôt, Un Américain à Paris avait été couvert d’Oscars et semblait voué à devenir le parangon de la comédie musicale. L’accueil de Chantons sous la pluie n’avait pas été aussi chaleureux. Seul le scénariste Adolph Green était persuadé que le film rencontrerait le succès. Et de fait, au fil des ans, il est devenu la signature de Gene. Vous entendiez cette musique dès qu’il entrait dans une pièce. Mais s’il était conscient que son nom serait associé pour toujours à ce rôle, il avait aussi à cœur que l’on se souvienne de lui pour tout ce qu’il avait accompli en tant que réalisateur et chorégraphe.

Quel autre film aimait-il ?Un jour à New York a été très important. Il avait été très fier d’avoir reçu des messages de François Truffaut lui témoignant de l’influence du film sur la Nouvelle Vague, notamment grâce à la scène d’ouverture se déroulant en décors réels, ce qui était alors très rare. C’était aussi le premier film qu’il codirigeait. À côté de cela, il me confiait aussi avoir beaucoup aimé jouer dans Les trois mousquetaires ! (Rires). Il avait grandi à Pittsburgh et Douglais Fairbanks avait été son héros.

Patricia Ward Kelly à Paris en juin 2022.
Directrice de la fondation Gene Kelly : The Legacy, Patricia Ward Kelly, a dévoilé des enregistrements inédits de son mari. © Julio Piatti

Selon vous, quelle est sa contribution la plus importante au genre de la comédie musicale ?Gene me disait qu’il aimerait qu’on se souvienne de lui pour avoir changé la forme de la danse au cinéma en créant ce style typiquement américain. Ses chorégraphies étaient révolutionnaires et il utilisait la caméra de manière très mobile. Il y a eu un avant et un après-Gene Kelly. Son sens de l’innovation se retrouve aussi dans des films comme Escale à Hollywood dans lequel il partage l’écran avec Jerry la souris représentée en animation, ou dans La reine de Broadway, dans lequel il danse avec son propre reflet le temps d’une scène que le réalisateur Charles Vidor estimait infaisable. Les gens ignorent souvent ces prouesses réalisées par Gene.

Que vous disait-il à propos de ses débuts, de son envie de devenir danseur et de l’importance de sa mère dans ce processus ?Elle avait poussé tous ses enfants à suivre des cours de danse. Petit, Gene avait détesté cela. Il trouvait ridicule de se retrouver à offrir une rose à une fillette en faisant la révérence. Pour un garçon des quartiers de Pittsburgh en Pennsylvanie c’était, selon le mot de Gene, "fatal". Il rentrait de cours, les autres enfants l’attendaient pour le ruer de coups dans la rue. Ce fut la même chose quand elle voulut qu’il apprenne le violon. Il l’a suppliée de ne pas y aller et elle a fini par céder. Mais lorsqu’il est entré au lycée, il s'est aperçu que les filles aimaient qu’un garçon sache danser. Il a repris les cours de lui-même. Ayant sauté une classe en raison de sa grande intelligence, il était plus petit que ses camarades mais avait compris qu’il pouvait se distinguer par le mouvement. Et toutes les filles sont tombées à ses pieds.

C’est à ce moment qu’il a commencé à se produire avec son frère Fred ?En effet. Pendant la Grande Dépression, son père a perdu son emploi et Gene n’a plus eu les moyens de suivre les cours à l’université de Penn State. Il a fait toutes sortes de métiers – ouvrier dans l’usine de pneus Firestone, pompiste, terrassier, limonadier... Il travaillait vraiment dur lorsqu’il s’est aperçu que son frère gagnait mieux sa vie en dansant dans des soirées. Il a tout arrêté pour faire équipe avec lui. Ils se ressemblaient beaucoup à l’époque, avec leurs cheveux noirs gominés coiffés en arrière. Ils avaient gagné les faveurs du public grâce au caractère très athlétique de leur numéro.

Lors de la projection d’Un Américain à Paris à Londres en 1951, est-il exact que la princesse Élisabeth lui a demandé : "Oh, Mr Kelly, êtes-vous bien le frère de Fred Kelly ?" Lequel aurait appris les danses de salon à la princesse ainsi qu’à sa sœur...Non, cela fait partie de la mythologie. Fred et Gene étaient très différents. Ce qui peut arriver lorsque l’un rencontre un succès phénoménal au cinéma et l’autre non. Gene était presque réservé quand il entrait dans un restaurant. Fred au contraire aimait la publicité et se précipitait vers les gens. À l’inverse de son frère, Gene n’avait pas besoin de rendre les choses plus grandes et plus belles qu'elles ne l'étaient.

Gene Kelly avec Leslie Caron dans Un Américain à Paris en 1951.
Gene Kelly avec Leslie Caron dans Un Américain à Paris en 1951. © John Springer Collection/CORBIS/Corbis via Getty Images

À propos d’Un Américain à Paris, que représentait la France pour Gene Kelly ?Tout. Il était amoureux de la France. Il s’y sentait très bien et avait même essayé d’y tourner ce film avant que les studios décident de le faire à Hollywood. Il n’a cessé d’y revenir. On le trouvait chez Lipp, attablé devant une bière et des œufs durs en compagnie de Joseph Kessel. Il allait écouter Sidney Bechet, Claude Luter, Quincy Jones ou Herbie Hancock au Vieux-Colombier. Et parmi ses amis, on trouvait Maurice Chevalier, Jacques Prévert, René Clair, Yves Montand, le compositeur Jacques Ibert, le décorateur de cinéma Alexandre Trauner ou la danseuse Claude Bessy, étoile de l’Opéra de Paris, opéra pour lequel il créa en 1960 le ballet intitulé Pas...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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