Michel-Ange, le "divin" mélancolique au cinéma

Dans Michel-Ange (Il Peccato)*, le cinéaste Andreï Konchalovsky brosse le portrait du génie de la Renaissance en restituant avec un puissant réalisme la beauté et la violence de l’époque. Aux prises avec des commanditaires rivaux, les familles Della Rovere et Médicis, "le divin" à l’âme tourmentée se débat surtout avec lui-même, entre obsession de son art et sombre ferveur de sa foi.

Par Sylvie Dauvillier - 26 octobre 2020, 08h45

  Michel-Ange joué par Alberto Testone dans le film Michel-Ange (Il Peccato) d'Andreï Konchalovsky.
Michel-Ange joué par Alberto Testone dans le film Michel-Ange (Il Peccato) d'Andreï Konchalovsky. © Amelie Dacosta/Point de Vue

C’est un monstre hirsute au regard halluciné, un clochard céleste, suspendu entre ciel et terre à un échafaudage conçu par lui seul, qui tente d’achever la fresque du plafond de la chapelle Sixtine, à 20 mètres de hauteur, en se tordant les os et le cou. Andreï Konchalovsky s’empare du génie de la Renaissance au crépuscule de ce chantier titanesque.

En ce début du XVIe siècle, Michel-Ange, éreinté, est parvenu à relever un défi surhumain, pour signer ce chef-d’œuvre qui représente la genèse, entre damnation et pardon, douleur et rédemption, dans un déluge de couleurs, de nus transgressifs et de corps athlétiques masculins.

Michelangelo Buonarroti (1475-1564) se considérait davantage comme sculpteur que comme peintre. © Everett Collection/ABACA
Michelangelo Buonarroti (1475-1564) se considérait davantage comme sculpteur que comme peintre. © Everett Collection/ABACA

Fasciné par son génie, l’éclairé et néanmoins guerrier pape Jules II, qui ambitionne de restituer à Rome, capitale de la chrétienté, sa splendeur, tolère avec une magnanimité amusée ses outrances.

Avant même de lui confier cette tâche colossale, il avait chargé "le divin", son surnom, de concevoir et de réaliser son tombeau. Mais le temps presse. Issu de la famille Della Rovere, le Saint-Père vieillit, et le sculpteur veut se dédier au plus vite au mausolée monumental paré d’une quarantaine de statues qu’il a imaginé pour lui.

La mort du souverain pontife en 1513 compromet le projet, alors que lui succède Léon X, membre de la famille rivale des Médicis. Ce dernier, qui entend s’attacher les services du sculpteur, lui ordonne de s’atteler sine die à la façade de la basilique de San Lorenzo, à Florence, renvoyant Michel-Ange à un cruel dilemme, entre loyauté envers son mécène disparu et terreur d’offenser les nouveaux maîtres de la cité, commanditaires en puissance.

Un artiste tiraillé par des luttes de pouvoir 

C’est cet artiste en tension, fantasque et misanthrope, irascible et touchant, dont la cupidité est traversée de désarmants élans de générosité, qu’interprète Alberto Testone, comédien habité qui lui ressemble étrangement –ou du moins, au portrait émacié de lui peint par son contemporain Daniele da Volterra.

Obsédé par son art et submergé par les commandes qu’il s’efforce d’honorer sans jamais rien concéder à son exigence, Michel-Ange se débat entre les tourments de son âme, l’intransigeance de sa foi et une œuvre qui l’accapare jusqu’à l’épuisement.

Michel-Ange, le "clochard céleste" sur les chemins alpins. © UFO DISTRIBUTION
Michel-Ange, le "clochard céleste" sur les chemins alpins. ©UFO DISTRIBUTION

Dans cette époque de lumière et de sang, où la barbarie croise le raffinement, il louvoie, s’emporte, rumine et geint, poursuivant sa quête éperdue vers les sommets de la création. Maître autant qu’artisan, le sculpteur vibre quand il caresse les blocs de marbre de Carrare ou du Monte Altissimo, dans les Alpes apuanes, que lui seul sait rendre vivant.

Hanté par La Divine comédie de Dante, dont il se répète les vers de L’Enfer, ce "martyr de l’art" oscille entre vanité et humilité, grandeur et misère, et voue un respect non dénué de jalousie à Raphaël et Léonard de Vinci, seuls autres géants dignes de lui être comparés.

Michel-Ange dort avec ses assistants à même le sol, mange à peine et ne se lave pas, mais il acquiert des terres comme une revanche sur le déclassement qu’a subi sa famille, et à laquelle il reste, en dépit de conflits récurrents, viscéralement lié.

Michel-Ange fait son apprentissage à Florence

Né en 1475 à Caprese, fils de fonctionnaire et orphelin de mère à 6 ans, Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni découvre précocement sa vocation en grandissant, auprès de sa nourrice, chez un tailleur de pierre. Appartenant à la petite noblesse, son père ambitionne pour lui une carrière de juriste. Mais l’enfant prodige fait montre d’un tel talent pour le dessin et la peinture qu’il entre bientôt en apprentissage dans l’atelier de Domenico Ghirlandaio, à Florence.

À l’ombre de son Duomo Santa Maria del Fiore, la cité-État toscane, république dominée par les Médicis, compte alors parmi les villes phares d’Occident. Portée par un courant humaniste et néoplatonicien qui redécouvre et exalte l’Antiquité classique, la Renaissance naît ici et se développe à la faveur du règne de Laurent le Magnifique, auquel Domenico Ghirlandaio ne tarde pas à recommander l’adolescent de 15 ans, impressionné par son habileté.

Michel-Ange, qui loge alors dans le palais du maître de Florence, apprend, dans l’académie de dessin que ce dernier parraine, à copier le style antique de ses collections, influencé par Donatello. Mais dès sa première œuvre attestée, La Vierge à l’escalier, l’élève dépasse son modèle, témoignant d’une expressivité singulière et assumant le non finito, cet inachèvement subtil qui marque son style et contribue à l’effet de perspective.

L'obsession du corps

Inlassable observateur de l’anatomie –y compris au travers des dissections qu’il pratique–, le jeune artiste excelle à traduire le mouvement des corps, en particulier masculins, qu’il transpose sur des sujets féminins. Si ses sculptures relèvent d’un art héroïque, Michel-Ange en livre une version personnelle et sensuelle, cherchant à consacrer autant la beauté qui l’éblouit que la liberté qu’il chérit. "Je travaille pour mon propre plaisir", affirme-t-il.

Michel-Ange et le pape Jules II dans le film Michel-Ange (Il Peccato). © The Andrei Konchalovsky Studios, 2019
Michel-Ange et le pape Jules II dans le filmMichel-Ange (Il Peccato). © The Andrei Konchalovsky Studios, 2019

Arrivé à Rome en 1496, après une fuite à Bologne à la mort de son protecteur Laurent le Magnifique, il exécute pour le cardinal Riario un Bacchus en marbre de 2 mètres, qui témoigne déjà de son absolue maîtrise: il a 21 ans.

En 1499, sa Pietà, toute de délicate tendresse, tenant le Christ mort sur ses genoux, bouleverse. Et à ceux qui s’étonnent que Marie paraisse plus jeune que son fils, le sculpteur répond par Dante: "Ô Vierge mère, fille de ton fils." 

De retour à Florence en 1501, le génie taille dans un seul bloc de marbre son célèbre David, statue de 4 mètres de hauteur, destinée à la place de la Seigneurie, qui sidère de perfection, de finesse, de force intériorisée et d’équilibre. Auréolé de gloire, Michel-Ange, le divinement inspiré, s’impose comme le plus grand de son temps.

Un bourreau de travail rongé par l'angoisse

Pourtant, l’angoisse ronge ce bourreau de travail: "Je me nourris seulement de ce qui est incandescent et brûle, et je vis de ce dont les autres meurent. Je ne trouve la gaieté que dans la mélancolie la plus sombre." Dans ses poèmes, l’artiste, déchiré par des pulsions homosexuelles, exprime ce mal de vivre, qu’éclaire cependant son enchantement devant la beauté.

Sculpteur et peintre –il se représentera sous les traits grotesques de saint Barthélémy dans son ultime et immense fresque Le Jugement dernier, pour le mur de l’autel de la chapelle Sixtine (1536-1541)–, Michel-Ange brille aussi en architecture, comme l’illustre sa conception du dôme de Saint-Pierre, à la fin de sa vie. Il jette même les fondements de l’urbanisme, en dessinant la place du Capitole, à Rome.Gr

Gravure de Michel-Ange. © Amelie Dacosta/Point de Vue
Gravure de Michel-Ange. © Amelie Dacosta/Point de Vue

Incarnation de l’artiste universel cher à la Renaissance, ce démiurge qui flirte avec la folie ne vit que pour et dans l’art. Lamartine résumera bien le mystère de la création dans lequel plonge son œuvre: "On commence par le trouble, on arrive à l’enthousiasme, on finit par l’anéantissement. Michel-Ange a dépassé l’homme…"

*Michel-Ange (Il Peccato), réalisé par Andreï Konchalovsky, en salles le 21 octobre 2020.

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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