Qu’est-ce qui peut bien pousser Jean-Jacques Annaud à mettre le feu à des édifices du Moyen Âge ? Après la bibliothèque du Nom de la rose, celui qui avait par ailleurs embrasé la préhistoire dans La Guerre du feu s’apprête en ce mois de mars 2021 à reconstituer le dramatique incendie qui a ravagé deux ans plus tôt le monument le plus visité de France. "C’est un pur hasard !", s’amuse le metteur en scène. En cette froide soirée, il règle les derniers préparatifs en prévision des dix jours qu’il s’apprête à passer dans la préfecture du Cher.

Grand admirateur, le maire Yann Galut est venu le saluer, lui redisant la fierté des Berruyers à accueillir ce tournage. "Dès notre première visite, nous avons ressenti quelque chose de magnétique ici, renchérit Jean-Jacques Annaud. Il y a quelques mois, après avoir visité pratiquement toutes les cathédrales de France, nous nous sommes demandé quel était l’endroit qui possédait le lyrisme, la poésie, l’invitation à la spiritualité de Notre-Dame. Avec les décideurs du film assis autour d’une même table, nous avons tous voté pour Bourges."

L’initiative du projet est à mettre au crédit de Jérôme Seydoux, qui copréside la maison Pathé. "Il m’a donné de la documentation en me demandant si j’étais intéressé pour faire un documentaire, se souvient le réalisateur. Le soir même, j’ai voulu le rappeler, mais il était un peu tard, pour lui dire que j’étais partant, mais pas pour un documentaire. La différence est colossale. Il s’agit ici d’un film de fiction basé sur la vérité."
Tournage, jour 1
Le lendemain, dès 9 heures, les équipes sont prêtes à tourner. Et pas question naturellement de filmer ici les scènes d’incendie, lesquelles seront reconstituées en studio sans avoir recours au subterfuge du numérique. La première séquence du jour n’en est pas moins spectaculaire. Plus de cent trente figurants incarnent les touristes ayant évacué Notre-Dame à l’heure fatidique. Jusqu’ici tout va bien. Une guide québécoise déroule l’histoire de la cathédrale devant un groupe attentif, admirant les chapelles ornées et dégainant leurs perches à selfie à la moindre occasion. Les fins connaisseurs reconnaîtront à l’écran les splendides vitraux faisant la gloire de la cathédrale de Bourges. Les autres n’y verront... que du feu.

Plus loin, nous retrouvons des Coréens, puis des Italiens rivés aux explications d’un accompagnateur volubile. Soudain, dans cette atmosphère de Babel insouciante, retentit une première alarme, suivie d’une voix mécanique égrenant des consignes. Il est temps d’évacuer. Très concentré, Jean-Jacques Annaud observe chaque mouvement, chorégraphie le déplacement de la petite foule. Il fait face aux écrans reproduisant l’image des trois caméras qu’il utilise simultanément — il pourra y en avoir jusqu’à cinq.

Le décor rapporté est troublant, car il superpose à la cathédrale de Bourges tout le mobilier de Notre-Dame, à l’image du trésor de la Sainte Couronne fidèlement reconstitué. Et alors que les visiteurs déambulent dans le calme, nous croisons un figurant arborant l’uniforme des sapeurs-pompiers de Paris. "J’ai découvert leur monde que je connaissais très mal, nous confie le réalisateur. Je suis stupéfait de leur générosité, de leur dévouement et de leur humilité. Je crois que si l’un d’entre nous vivait une seule de leur journée, il s’en souviendrait toute sa vie. Que la cathédrale soit encore debout est un miracle et une affaire d’héroïsme. Car sans l’intervention des pompiers, elle n’existerait plus."
Feu sacré
La pause de la mi-journée offre quelques instants pour faire le tour de cette étonnante cathédrale Saint-Étienne, dont la singularité tient à son absence de transept et à ses cinq nefs — contre trois habituellement. Une série d’échafaudages partent à l’assaut des verrières pour soutenir de gros projecteurs délivrant la lumière du jour jusqu’au cœur de l’édifice. Très vite, quelques notes d’orgue nous invitent à revenir sur le tournage. Alors que les figurants continuent leurs allées et venues, l’air poignant du Kyrie de la Messe en ut de Mozart résonne sous les hautes voûtes, interprété par l’artiste lyrique Nathalie Gaudefroy, accompagnée par Johann Vexo.

La présence de ce dernier ne doit rien au hasard. L’organiste de chœur de Notre-Dame de Paris officiait justement ce 15 avril 2019 quand l’alerte a été donnée. Un souci de véracité conforme au vœu de Jean-Jacques Annaud : "Le scénario reflète à 98 pour cent la réalité, nous assure-t-il. Ce film rapporte des éléments tellement incroyables que je n’aurais pas osé les inventer. La réalité est infiniment plus baroque — et parfois rocambolesque, à l’image du sauvetage de la couronne d’épines, un épisode invraisemblable."

Demeure enfin cette fascination pour le feu, qui bien que fortuite traverse une nouvelle fois la filmographie du cinéaste. "C’est un élément dramaturgique extrêmement important, reconnaît-il. Je ressens une sorte de curieuse émotion lorsque je dirige une scène dans les flammes. D’abord, je suis toujours inquiet en raison du risque d’incident, le cœur palpite. Et je sais qu’un feu au cinéma réveille dans nos tripes ce sentiment de danger. Son vrombissement est terrifiant. Celui de Notre-Dame s’entendait à plusieurs kilomètres. Tout cela, c’est du spectacle, associé dans notre cas à un fond étonnant et dramatique." Pour lui, le cinéma ressemblera toujours au feu : il s’immisce partout pourvu qu’il ait assez d’oxygène — et quelque matière à dévorer.
Notre-Dame brûle, de Jean-Jacques Annaud, en salle.
Le carnet de bord du film, par Jean-Jacques Annaud et Stéphane Boudsocq, Gründ/Pathé, 170 pages, 24,95 euros.
Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.