Giulia Andreani : uchronie et surréalisme au Palazzo Grassi

Pour la première fois, cette peintre figurative vénitienne expose dans sa ville natale. Au Palazzo Grassi, en contrepoint et dialogue de l’exposition Chronorama, elle a réinterprété des images photographiques issues des archives américaines de Condé Nast, acquises en partie par la Collection Pinault.

Par Raphaël Morata - 30 mars 2023, 11h00

 Dans le panneau central du triptyque Fabulation, Giulia Andreani a choisi trois images de l’exposition Chronorama parues dans Vogue.
Dans le panneau central du triptyque Fabulation, Giulia Andreani a choisi trois images de l’exposition Chronorama parues dans Vogue. © Antonio Martinelli/Adagp, Paris, 2023

Mains démesurées et regard dur de Gorgone, Lauren Bacall semble veiller sur le canal de la Brenta aux allures de Styx. Une embarcation – serait-ce celle de Charon ? – file devant la villa palladienne La Malcontenta. Dans son sillage, elle entraîne notre regard dans un jeu de ricochets, créant une onde se diffusant sur tous les personnages peints par Giulia Andreani. Son triptyque, intitulé Fabulation, en référence à un texte de la philosophe Nadia Yala Kisukidi, invite à reconsidérer le récit historique du point de vue des femmes. Un "contre-récit" qui exhume du temps passé, ces "ombres légères ", selon l’expression de l’historienne Michelle Perrot. 

Triptyque
Ce triptyque, véritable jeu sur le regard, engage une chasse au trésor. Le visiteur pourra retrouver, parmi les 400 photographies exposées au Palazzo Grassi, les figures choisies par Giulia Andreani. © Antonio Martinelli/Adagp, Paris, 2023

Mais ne la prenez pas pour une artiste de propagande. " Je ne fais pas des pancartes pour des manifs ", lance avec humour cette plasticienne vénitienne de la galerie Max Hetzler, aujourd’hui installée à Paris. L’ancienne pensionnaire de la Villa Médicis confie lutter à sa manière, par une peinture figurative basée sur une documentation photographique et un travail d’historienne de l’art contemporain (elle possède un master à Paris IV-Sorbonne), pour nous dessiller les yeux, nous "éloigner de l’amnésie collective". Un acte militant, sans aucun doute. Mais fait avec douceur, sans imposer une idéologie punitive. Son alternative : l’uchronie, l’onirisme et le surréalisme. "Je cherche du sens dans les archives, puis je donne tout en pâture à la peinture." 

Un album virtigineux

Cette démarche a séduit Matthieu Humery, commissaire de la passionnante exposition Chronorama. Trésors photographiques du XXe siècle actuellement au Palazzo Grassi de Venise. "Nous avons demandé à quatre artistes contemporains, Tarrah Krajnak, Eric N. Mack, Daniel Spivakov et Giulia Andreani, de dialoguer avec 400 chefs-d’œuvre issus des archives de Condé Nast, acquises en partie par la Collection Pinault." 

Giulia Andreani
Le portrait de l’actrice Estelle Winwood par Adolf de Meyer. La peintre vénitienne a transformé l’héroïne de Too Many Husbands en sainte Lucie, "patronne des aveugles".  © Antonio Martinelli/Adagp, Paris, 2023

Giulia Andreani a donc puisé dans cette "bibliothèque visuelle véritablement vertigineuse" neuf images publiées entre 1916 et 1945 dans les magazines Vogue US, Vanity Fair et House & Garden. "J’ai voulu jouer avec le public en lui proposant une sorte de chasse au trésor, un va-et-vient presque ludique entre mes images réinterprétées et les photographies originelles, les “images sources” comme je les appelle, exposées dans toutes les salles du Palazzo Grassi." 

Giulia Andreani
L'actrice américaine Lauren Bacall (1945, Ralph Crane, Vogue) © Antonio Martinelli/Adagp, Paris, 2023

Ainsi découvre-t-on que sa "patronne des aveugles" sainte Lucie, "version Francesco del Cossa", n’est autre que l’actrice Estelle Winwood, la Vicky de la pièce Too Many Husbands photographiée pour Vogue par Adolf de Meyer. Que sa Dame blanche est incarnée par Justine Johnstone costumée pour son rôle de la nourrice du Roméo et Juliette des Ziegfeld Follies. Que son champ de ruines, très Hubert Robert, est celui de Bloomsbury Square à Londres, après un terrible bombardement en 1940, immortalisé par Cecil Beaton. 

Tension des regards et des  corps

Instantanément, il se dégage de l’ensemble une sensation crépusculaire, de dérive nostalgique. L’auteure se défend toutefois d’instaurer une plate contemplation romantique : "Dans un équilibre apparent, je tente d’instiller de l’étrangeté, du malaise, de la tension, des irruptions de corps comme celle provoquée par l’image XXL du champion olympique de Berlin, Jesse Owens." Cette curieuse ambiance rétro, proche de la photographie pictorialiste, réside sans nul doute dans l’utilisation du gris de Payne, un gris foncé tirant sur le bleuté inventé au XVIIIe siècle pour l’aquarelle, mais adapté à l’acrylique. " Je l’ai découvert presque par hasard lors de mes études au Beaux-Arts de Venise. C’était le tube de peinture le moins cher. La couleur de la loose… ", confie-t-elle avec la gouaille des habitants de Mestre dont elle est issue. 

Giulia Andreani
L’athlète Jesse Owens paru dans Vanity Fair en 1935. Le cliché a été pris par la photographe Lusha Nelson. © Antonio Martinelli/Adagp, Paris, 2023

"Grandir dans cette Venise de la terre ferme, que l’on dit moche et sans grâce, vous confronte à une forme de ghetto, à une réalité sociale… plus vraie. Mais aujourd’hui, résider dans l’île n’était-il pas la dernière forme de résistance face à une cité devenue un immense hôtel de luxe à ciel ouvert ?" 

Giulia Andreani
Justine Johnstone, la nourrice du Roméo et Juliette des Ziegfeld Follies (1916, Sarony Studio pour Vanity Fair) © Antonio Martinelli/Adagp, Paris, 2023

Passionnée par les artistes allemands de l’école de Leipzig, elle reconnaît que cette grisaille un brin est-allemande, devenue sa signature aujourd’hui, a à voir avec les images de son enfance, avec ce "brouillard dense de la lagune en hiver". L’ancienne candidate au prix Marcel-Duchamp évoque même un sentiment de mélancolie, comme dans le Nostalghia d’Andreï Tarkovski, l’un de ses films préférés. 

Giulia Andreani, artiste, peintre et chercheuse.
Dans le panneau central du triptyque Fabulation, Giulia Andreani a choisi trois images de l’exposition Chronorama parues dans Vogue. Bloomsbury Square, Londres, après le bombardement, photo prise en 1940 par Cecil Beaton. Les deux autres ont été réalisées en 1919 par Adolf de Meyer : Une jeune fille assise sur une table d’écolier pose à côté d’un globe terrestre et le portrait de l’actrice Estelle Winwood. © Antonio Martinelli/Adagp, Paris, 2023

"C’est la première fois qu’elle expose chez elle à Venise, confie avec fierté Bruno Racine, directeur du Palais Grassi et de la Punta della Dogana. Dans cette carte blanche, il y a presque une dimension de résidence qui l’a placée dans une forme de tension créative, d’urgence. D’autant que les trois panneaux de son triptyque, mesurant chacun 230 x 280 cm, ont été finalisés pendant une dizaine de jours, in situ, au Palazzo Grassi." "J’aime cette dangerosité induite aussi par une technique qui ne permet pas le repentir, le regret…, déclare Giulia Andreani. Dans ma peinture, il n’y a pas de 'contrôle Z'."

Chronorama. Trésors photographiques XXe siècle de la Collection Pinault, Palazzo Grassi, Venise, jusqu’au 7 janvier 2024. 

www.pinaultcollection.com

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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