"Il y a plusieurs années, M. Claude Monet ébaucha le portrait de son frère, les touches étaient brutales et cependant à distance ces touches semblaient être faites l’une pour l’autre, elles s’harmonisaient et l’œuvre était ressemblante ; Monet allait procéder à l’achèvement de sa toile quand Renoir et Sisley arrivent dans l’atelier et en jetant un coup d’œil au portrait, de dire : 'N’y touche pas, tu l’éreinterais.' Et le tableau est resté ainsi tout imprégné de ce tempérament brutal d’artiste…" Le peintre Joseph Delattre raconte ainsi à un ami l’histoire du portrait de Léon Monet "esquissé" par son frère en 1874, conservé dans une collection particulière, et présenté pour la première fois au public.
À la naissance de l'impressionnisme
L’industriel prospère, en redingote et chapeau melon, la barbe en broussaille, pommettes hautes et nez busqué, y est traité sans concession. Au point, toujours selon Delattre, que Léon aurait "caché" le tableau, si plein de vie et d’énergie. Le "tempérament fort et bien trempé" de Léon transparaît bien. Un grand défenseur du talent de son frère qui vient d’essuyer de cinglantes critiques avec son Impression, soleil levant, présenté au Salon créé par Courbet. Le critique d’art Louis Leroy se moque : "Que représente cette toile ? Impression ! Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans". De son "mauvais" esprit, va naître le nom du plus marquant des mouvements avant-gardistes : l’impressionnisme !

D’ailleurs, Léon, né à Paris, en 1836, est convaincu du talent de Claude, son cadet de quatre ans, dont il conserve jalousement les carnets de dessins. Il n’a pas 10 ans quand la famille s’installe au Havre où son père, Claude-Adolphe, va travailler avec son beau-frère, Jacques Lecadre, prospère négociant en épicerie. Les paysages embrumés de la baie de Seine, aux tons dilués, vont fortement "impressionner" les deux garçons. Claude y représente, en 1864, sa Vue de Sainte-Adresse, depuis la villa Le Coteau, propriété de son oncle et sa tante, l’une des premières œuvres que son frère achètera. Et Léon, a défaut de peindre, est devenu chimiste, spécialiste de la couleur pour l’usine J. R. Geigy & Cie de Maromme, en banlieue de Rouen.

Les amateurs sont rares encore de cette esthétique nouvelle, dont Léon est précurseur, comme collectionneur et promoteur. Il achètera plus de vingt toiles à son frère, dont La Plage de Sainte-Adresse, où cieux et flots se confondent dans les teintes mordorées du couchant, et Méditation. Madame Monet au canapé, portrait de sa belle-sœur Camille, assise sur un coin de canapé au tissu fleuri "sur lequel tombe la lumière tamisée par un rideau de mousseline", précise Georges Dubosc dans le Journal de Rouen. Il encourage les expositions au musée des Beaux-Arts de Rouen, pour lesquelles il prête les œuvres de son frère, comme celles des artistes amis qu’il a également acquis.
Face à la mer, Claude est inspiré
Avec ses toiles de Pissarro, Renoir, Sisley, Bradberry, Delattre, Delaunay… Léon a réuni l’une des toutes premières collections impressionnistes. En 1891, Jean, le fils de Claude, rejoint son oncle au sein de la Société industrielle de Rouen, qu’il a fondée. Le lien demeure étroit entre les deux frères, ce qui va fortement influer sur le travail du peintre. Claude séjourne dans la métropole normande, il y réalise plusieurs vues de la cathédrale, des voiliers sur la Seine, puis pose son chevalet au village des Petites-Dalles où Léon a fait construire une petite maison, à flanc de coteau.
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Face à la mer, entre les hautes falaises qui s’étendent de Dieppe à Étretat, Claude est inspiré, comme son ami Camille Pissarro qui y sera invité, en novembre 1883, et dont Léon achètera trois œuvres. Sur l’une d’entre elles, Environs de Rouen, peinte depuis la colline de Canteleu, le peintre esquisse au premier plan quelques silhouettes qui semblent être celles de Léon et Claude Monet, son fils Jean, et la famille du marchand d’art parisien Paul Durand-Ruel. Pissarro évoque cette promenade avec ses amis dans sa correspondance : "Nous avons vu le paysage le plus splendide qu’un peintre puisse rêver : la vue de Rouen, dans le lointain, avec la Seine se déroulant calme comme une glace, des coteaux ensoleillés, des premiers plans splendides. C’était féerique."

Les Petites-Dalles, Pourville, Varengeville, Villers-sur-Mer ou Étretat, la côte normande, entre plages de sable, de galets, ou grèves escarpées, séduit les artistes contemporains de Léon, qui à son tour se laisse séduire par leurs œuvres. L’exposition présente ainsi Les Petites-Dalles, aux falaises abruptes, sauvages, par Blanche Hoschedé-Monet, l’épouse de Jean, et Sur la plage, Les Petites-Dalles, Fécamp, version Berthe Morisot avec une huile sur toile aux couleurs vives, délicieusement ensoleillée.
Le secret des pigments
À l’hôtel Drouot, lors d’une même vente des "intransigeants" rebaptisés "impressionnistes", Léon Monet achète deux Renoir, dont le très remarquable Paris, l’Institut au quai Malaquais. Avec une constante dans son goût, partagée par son frère : la couleur ! L’une des grandes thématiques de cette présentation au musée du Luxembourg. Et la grande question : Claude a-t-il usé de ces pigments synthétiques à l’aniline, inventés par son frère dans sa "cuisine aux couleurs" pour la coloration des étoffes ? Une réflexion de Paul Lorquet, dans son ouvrage Les Maîtres d’aujourd’hui, paru en 1901, pourrait le laisser croire : "Voilà les merveilles que produit un grand peintre avec ces procédés singuliers : il fait de l’art avec de la chimie. Mais qu’il lui faut d’habileté et de science!"
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Le principal intéressé, lui, a toujours éludé. Même à la demande, en 1905, de son ami Durand-Ruel : "Quant aux couleurs que j’emploie, est-ce si intéressant que cela ? Bref, je me sers de blanc d’argent, jaune de cadmium, vermillon, garance foncée, bleu de cobalt, vert émeraude, et c’est tout." Seule une analyse scientifique poussée pourrait, un jour, nous renseigner. L’aurait-il souhaité ? L’essence de son art, la magie de sa palette, Claude Monet les livre à une autre artiste, sa contemporaine Lilla Cabot Perry : "Quand vous sortez peindre, essayer d’oublier quels objets vous avez devant vous, un arbre, une maison, un champ ou quoi que ce soit. Pensez seulement ceci : voici un petit carré de bleu, de rose, un ovale vert, une raie jaune, et peignez exactement comme ils vous apparaissent, couleurs et formes exactes, jusqu’à ce qu’ils vous donnent votre impression naïve de la scène qui se trouve devant vous."
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