Paul Smith et Picasso, un mariage détonnant à première vue. Pourquoi une telle confrontation ?
Cécile Debray : Dans le cadre de la célébration des cinquante ans de la mort de Picasso, le musée souhaitait montrer à nouveau les chefs d’œuvre de la collection, ce qui n’a pas été fait depuis longtemps. Avec son regard décalé et sa vision pop de la vie qu’il résume par l’expression "Happiness and colors", Paul Smith nous permet à la fois de célébrer Picasso et d’ouvrir les portes du musée à une nouvelle génération de visiteurs.
Sir, quelle a été votre première "rencontre" avec Picasso ?
Sir Paul Smith : Cela s’est sûrement passé à la Royal Academy [of Arts] lorsque j’avais 18 ou 19 ans. J’ai grandi à Nottingham, au centre de l’Angleterre, mais dès que je venais à Londres, j’y faisais un tour pour ses expositions temporaires. À l’époque, au milieu des années 1960, Picasso paraissait très d’avant-garde, très inhabituel pour un jeune de 18 ans. Pas seulement lui d’ailleurs, mais tous ses contemporains comme Matisse, Kandinsky. J’ai beaucoup appris à cette époque, fasciné par le fait que parfois, Picasso ne peignait pas de façon très réaliste. Sans doute avais-je du mal à comprendre le cubisme. D’autant que lorsque vous voyez les portraits de son fils Paul peints en pierrot ou en arlequin dans les années 1920, il revient littéralement au naturalisme. Travailler sur cette exposition m’a fait comprendre à quel point Picasso, au-delà de son génie, a su se renouveler. Sans me comparer une seconde à lui, je dois moi aussi me réinventer sans cesse afin de rester pertinent. C’est indispensable. J’existe depuis cinquante-trois ans dans le monde de la mode, de façon totalement indépendante, avec seize collections par an.

Comment avez-vous réagi à cette proposition ?
Sir Paul Smith : Elle m’a d’abord un peu effrayé. Je crois avoir été choisi pour la couleur bien sûr, et pour ma propension à mêler les objets et les styles dans mes boutiques. Depuis mes tout débuts, je suis entouré d’images, de céramiques, d’œuvres d’art, d’objets et de "kitscheries". Mon bureau de Londres est sans doute le catalyseur du projet à ce titre.

Comment avez-vous choisi les 184 œuvres de ce nouvel accrochage ?
Cécile Debray : Il nous a semblé important de proposer à la fois les principaux chefs-d’œuvre de Picasso, les grandes périodes de son œuvre et les coups de cœur de Paul Smith. Le résultat est un parcours chronologique qui commence par les périodes bleue et rose, et qui finit avec le dernier autoportrait de 1972 où Picasso se représente en jeune homme. Il y a des focus thématiques comme la salle "Assemblages et collages" tapissée de différents lés de papiers peints à fleurs ou celle dédiée à la fameuse Tête de taureau constituée d’une selle et d’un guidon. Et on connaît le goût de Paul Smith pour la bicyclette ! Cela donne un parcours précis sur l’histoire de l’art et ouvert sur des décalages pleins d’humour qui rendent l’ensemble plus accessible.

Ne craigniez-vous pas que l’on vous accuse de facilité ?
Cécile Debray : Pas du tout, car s’interroger sur la façon d’évoquer le parcours de Picasso en quelques œuvres n’a pas été un travail facile. Comment guider le regard ? Je prends exemple sur la salle "Pièces uniques" consacrée aux céramiques de l’artiste, entièrement couverte de banales assiettes blanches et au centre, douze plats faits à Vallauris dans les années 1940. Ou encore la salle Le Déjeuner sur l’herbe, toute verte, qui est à mes yeux la meilleure façon de donner à voir ce qu’a ressenti Picasso découvrant Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Je trouve que la scénographie de Paul Smith aide à lire cette sensation. À ce choix d’œuvres, nous avons ajouté celles de ses contemporains comme l’autoportrait d’Émile Bernard qui a inspiré la période bleue, mais aussi des artistes actuels. L’ensemble permet de comprendre comment l’œuvre de Picasso s’inscrit dans une histoire de la peinture et du regard, et dans des sujets qui sont précisément ceux du XXe siècle. Il s’agit d’une vraie proposition artistique.
Il y a beaucoup de rythme dans l’exposition…
Cécile Debray : Grâce à Paul Smith, qui a joué sur les couleurs, les contrastes et les motifs. Nous voulions que chacune des vingt-deux salles soit une expérience.
Avez-vous suggéré le choix d’œuvres en particulier ?
Sir Paul Smith : D’une façon très naïve et instinctive, j’ai d’abord dit que je voulais des œuvres de la période bleue, ou l’Arlequin, ce qui était un peu sommaire. Comment se repérer parmi les 200.000 œuvres, objets et archives répertoriés par le musée ? Sachant que nous étions coincés chacun chez nous par les restrictions liées au Covid. Travailler, même à distance, avec les conservateurs du musée a été fantastique. Et bien sûr, j’ai insisté pour qu’il y ait la Tête de taureau en selle et guidon de vélo.

Êtes-vous collectionneur vous-même ?
Sir Paul Smith : Oui et non. Je dirais plutôt que les choses me collectionnent, beaucoup d’objets me sont envoyés du monde entier. Tous m’inspirent. Chez moi, je n’ai droit qu’à une pièce pour ma folie, le reste appartient à ma femme.
Qu’avez-vous pensé du résultat ?
Sir Paul Smith : C’est bien mieux que ce que j’imaginais !
Cécile Debray : J’ai confiance. Le public va redécouvrir la collection avec émerveillement.

Pensez-vous que ce travail pourrait se retrouver dans vos futures créations ?
Sir Paul Smith : Ce n’est pas encore le cas, mais ça le pourrait. Dans le passé, j’ai été très influencé par les couleurs de Matisse, spécialement par ses découpages, le décor de la chapelle de Saint-Paul de Vence, ses vêtements liturgiques avec des appliqués. Mais aussi par les films de Jean-Luc Godard et la Nouvelle Vague. Mon travail consiste à observer.
Célébration Picasso, la collection prend des couleurs, jusqu’au 27 août 2023 au Musée national Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, Paris IIIe.
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