Le Vénitien Giovanni Bellini (1435-1516) est considéré comme le "maître des madones". N’est-ce pas trop réducteur ?
Neville Rowley : Certainement. Mais il fallait bien qu’il vive ! En comptant les œuvres d’atelier, ce peintre en a tout de même exécuté pas moins de deux cents. Avec son frère Gentile, qui était l’héritier légitime du clan Bellini, ils se sont partagé le marché. Gentile faisait des peintures d’histoire au palais ducal. Giovanni, lui, peignait des œuvres de dévotion. Pour sortir d’un effet trop répétitif, nous avons souhaité avec Pierre Curie, co-commissaire et conservateur du musée Jacquemart-André, qui possède aussi sa Vierge de Bellini, exposer tout un continent sous-jacent de son œuvre comme ses crucifixions, ses christs morts, et plus rares, ses portraits, tableaux mythologiques ou de l’Ancien Testament.
D’ailleurs, l’affiche de l’exposition n’est pas une Vierge à l’enfant, mais Le Christ mort soutenu par deux anges de la Gemäldegalerie...
Je n’y suis pour rien. Mais je suis ravi que cette œuvre ait été choisie. Ce tableau me suit depuis mes deux dernières expositions, l’une consacrée à Mantegna et Bellini, l’autre à Donatello. Ce Christ est d’une grande dimension humaine. Il en émane une empathie émouvante. Sur les affiches du métro ou sur les bus, son impact visuel est incroyable. Il est devenu, selon moi, une image iconique.

En quoi cette œuvre synthétise-t-elle parfaitement l’esprit de cette première rétrospective ?
Bellini est à la croisée des chemins. Son Christ s’inscrit dans une thématique de l’art byzantin, que l’on retrouve notamment dans les icônes de San Marco. Cependant, il gagne une dimension plus réaliste et sculpturale provenant de l’influence de Donatello, qui travaillait non loin de Venise, à Padoue. Et on perçoit déjà l’héritage à venir de son ami Antonello de Messine. Une synthèse entre la peinture du nord et celle de l’Italie : le sens du détail, la force de la monumentalité, le cadrage, le paysage plus panoramique, comme si l’on était dans un film.

Pourquoi dites-vous que c’est un artiste qui "se nourrit de l’art des autres" ?
Ce n’est pas un suiveur, mais un inlassable chercheur. Il s’imprègne, étudie par exemple l’art de son beau-frère, Mantegna, puis apporte sa marque personnelle à un sujet. C’est un passeur d’idées, d’un caractère généreux et pacifique. Prenez sa relation avec Titien, son élève. À 80 ans, faisant fi de sa notoriété, il accepte la rivalité, la joute avec son cadet qui lui conteste de plus en plus le leadership. Il change et renouvelle alors son style. C’est un modèle de vie d’artiste. Comment ne pas voir dans la Dérision de Noé un autoportrait crypté ? Le vieillard à moitié nu, moqué par ses fils, n’est-ce pas Bellini ?

Sa passion pour les paysages en arrière-plan est aussi l’une des grandes révélations de votre exposition...
C’est un moyen de passer plus de temps devant une œuvre de dévotion. Ce sont des paysages de méditation, presque métaphysique, que l’on peut vraiment parcourir en pensée. Il y a une modernité sidérante dans ces paysages qui s’approchent même de ceux d’un Manet. On peut y voir également une dimension politique implicite. Venise ne se tourne plus vers Byzance qui est tombée en 1453 aux mains des Ottomans. Ce n’est pas la lagune, ni la mer, que l’on voit en arrière-plan, mais la terre ferme, l’intérieur des terres conquises par l’armée de la Sérénissime.
À l’image du paysage de la vallée du Jourdain dans ce Baptême du Christ, conservé dans l’église San Giovanni Battista par l’ordre de Malte...
Cette vallée biblique a plus à voir avec l’arrière-pays de la Brenta [fleuve qui arrose la province de Vicence, ndlr], recomposé bien évidemment. Bellini voulait ainsi permettre au commanditaire de ce tableau d’admirer un paysage calme et serein, bien plus pur que le cloaque estival de la lagune. Cette œuvre de 1504 était peu connue, négligée, souvent reproduite dans les livres en noir et blanc. Depuis sa restauration il y a dix ans, elle apparaît dans toute sa splendeur. Je me demande même si le Dieu le Père de Pesaro, présenté dans l’exposition, ne va pas avec elle. Ce sera pour une prochaine enquête...

Si nous devions aller sur les traces de Bellini à Venise, quels seraient vos conseils de visite ?
Je vais parler avec le cœur, celui du jeune étudiant que j’étais quand j’ai découvert Bellini pour la première fois. Je me souviens d’un christ mort du palais ducal. Cette toile était imprégnée de l’esprit de Mantegna, d’un pathétisme incroyable. On s’identifiait tout de suite au Christ. Je ne m’en suis jamais remis. Puis, il y a aussi le retable de San Zaccaria, l’un de ses derniers tableaux. Alors âgé de 20 ans, j’ai eu la révélation de Bellini dans cette église. Dans ma thèse de doctorat, j’ai appelé cela la "peinture d’apparition". Je parle de ces tableaux lumineux qui semblent presque rétroéclairés, telles des images digitales. Comme un Piero della Francesca ou un Vermeer. Si vous y allez le matin, vous serez frappé par sa pureté, par le silence phénoménal qui se dégage de l’ensemble. C’est un sentiment bouleversant. Pasolini parlait à son sujet de "l’autre lumière".
Giovanni Bellini, influences croisées, au musée Jacquemart-André, jusqu’au 17 juillet 2023.
www.musee-jacquemart-andre.com
L’église San Giovanni di Malta se visite seulement sur demande : www.sangiovannidimalta.com/fr
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