Derrière le fatras de feuilles volantes et d’objets divers empilés en vrac sur son bureau –assiette de fruits, bombonne de spray anti-insectes, velours côtelé d’un pantalon plié en quatre–, il ferait presque camouflage. Avec précaution, la caméra de la BBC s’approche, laissant émerger son visage rond souriant, sa trop longue chevelure grise mal peignée et son extravagant veston bariolé depuis longtemps passé de mode.
Durant trois décennies, Alexander Thynn, marquis de Bath, a régné en seigneur sur Longleat, son domaine au cœur de la campagne du Wiltshire. Quatre mille hectares de bois, de jardins et de bâtisses, célèbres pour abriter le plus grand labyrinthe végétal du monde et le tout premier parc safari construit hors d’Afrique. Aux abords du grand manoir élisabéthain à trois niveaux, des lions et des gorilles se promènent, observés à bonne distance par des centaines de milliers de visiteurs chaque année.
La fortune de leur propriétaire était évaluée en 2009 à près de 160 millions de livres sterling. Mais sur le tournage de All Change at Longleat, un documentaire sur sa famille produit en 2014, le châtelain semble affaibli et chagrin. C’est désormais son fils Ceawlin, 41 ans à l’époque du film, qui capte la lumière. Récemment marié à une ancienne mannequin anglo-nigériane qu’il a fait vicomtesse de Weymouth, le jeune héritier tourne les pages tumultueuses de l’histoire du château, réformant à grands pas, souvent sans consulter son paternel, installé sous les mêmes plafonds, à distance glaciale. Il n’est pourtant pas loin, le temps où le septième marquis de Bath régalait les tabloïds de ses fresques baroques.
Lord Alexander Thynn a mené une vie de luxueuse bohème
Descendant d’une longue lignée établie à Longleat depuis quatorze générations, lord Alexander Thynn doit son excentricité à son père, Henry Thynne, un dandy hédoniste et oisif, collectionneur de toiles signées par Hitler et devenu député conservateur après la guerre. Élevé par une nannie, le petit Alexander grandit entre Londres et Longleat, et voit peu sa mère, la chroniqueuse mondaine Daphne Fielding. À un valet qui lui demande ce qu’il veut être lorsqu’il sera grand, il répond: "Lord Bath, bien sûr."
Élève au prestigieux collège d’Eton, il poursuit ses études à Oxford, où il préside le très select et éthylique Bullingdon Club. En 1953, ses parents traversent un houleux divorce. Il commence son service militaire et change son état civil, effaçant le dernier "e" de son nom de famille pour masquer ses origines.
En quête d’une source de revenus pour financier l’entretien de son coûteux domaine, son père Henry a l’idée, en 1966, de créer un parc safari. À l’époque, Alexander mène une vie de luxueuse bohème, multipliant les rencontres amoureuses, notamment à Paris. "J’ai toujours su que la monogamie n’était pas faite pour moi", déclare-t-il dans une interview donnée en robe de chambre.
Quelques années plus tard, plusieurs de compagnes –il en aurait eu 75 au total– emménagent à ses côtés dans les cottages de Longleat, tandis qu’Anna Gaël, l’actrice franco-hongroise qu’il épouse en 1969, vit la moitié de l’année en France avec son propre amant. Passionné de peinture, il fait le portrait de chacune de ses amies –surnommées "wifelet"– et les affiche toutes ensemble, "par ordre chronologique de conquête", dans un escalier du manoir. Ses penchants artistiques s’expriment aussi par de gigantesques fresques murales érotiques.
À Longleat, lord Bath a laissé libre cours à ses bizarreries
À la mort de Henry, Alexander hérite de l’ensemble des titres et du patrimoine familial, en vertu du droit d’aînesse encore appliqué dans certaines franges de l’aristocratie britannique. Le fils cadet, Christopher, à la tête du développement d’une partie parc, est licencié peu après les funérailles, et prié par son frère de quitter la propriété.
Resté seul maître en la demeure, lord Bath peut laisser libre cours à ses bizarreries, manquant rarement une occasion d’attirer l’attention. "Parfois, j’imite le cri du lion et fais semblant d’en être un", raconte-t-il en 2003. "Les visiteurs semblent toujours ravis de me voir. C’est très distrayant pour eux, surtout quand je leur parle de moi." À propos de ses deux chiens qui l’accompagnent partout, il déclare: "Je dois être une personne importante, puisqu’ils ne cessent de chercher mes caresses."
À la fin des années 2000, sa santé se détériore. À partir de 2010, son fils Ceawlin reprend peu à peu le flambeau de l’entreprise familiale. Et en 2013, décide de ranger une partie des tableaux de son père au grenier. Découvrant que de sobres murs blancs ont été préférés à Kama Sutra, l’une de ses toiles maîtresses, l’intéressé se vexe à jamais. "Il a tué notre relation et je n’ai plus envie de m’intéresser à son mariage", annonce-t-il.
En froid avec son fils et sa belle-fille Emma McQuiston
Boudées par le père, les noces se déroulent aussi en l’absence de la mère, déclarée persona non grata après avoir tenu des propos racistes envers sa future belle-fille, l’ancienne mannequin anglo-nigériane, Emma McQuiston. Qu’à cela ne tienne, cette dernière devient vite le nouveau visage de Longleat.
Jeune, séduisante et habile en communication, elle crée un festival de cuisine, et remplace la boutique de souvenirs par un café-restaurant servant brunchs et pâtisseries. Retiré dans ses appartements au dernier étage du manoir, Lord Bath sort le moins possible, évitant de croiser son fils, sa belle-fille et leurs deux enfants, John et Henry, nés en 2014 et 2016. Aidé par son assistant Michael, il travaille à la rédaction de mémoires fleuves, intitulées Strictement confidentiel. Des dix-neuf tomes initialement prévus, seuls quatre ont paru.
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