Christian Vrouyr aime la philosophie et déteste marchander, il pratique un humour subtil et semble ne jamais se départir de son calme. Autant de traits de caractère qui en font… l’un des meilleurs marchands de tapis de Belgique. Une dénomination revendiquée en dépit de son côté péjoratif. "Rien n’était écrit au départ, mais nous pratiquons ce métier depuis quatre générations, peut-être avec un petit supplément d’âme", suggère-t-il depuis l’appartement familial situé au-dessus du magasin anversois, sur la très chic Komedieplaats autour de laquelle les griffes de luxe jouent des coudes. "Ce n’était pas le cas lorsque mon grand-père s’est installé ici en 1920, dans ce quartier bohème du théâtre où l’on venait faire la fête. C’est la nécessité alors qui l’a guidé", témoigne Christian Vrouyr.

Baptisé Norayr, ce grand-père a grandi au sein d’une famille arménienne de Constantinople. Doué pour les langues – il en parlera huit dont le confidentiel tokharien –, futur médecin par vocation, il est envoyé à Bruxelles en 1903 pour étudier, tant l’avenir d’un jeune Arménien dans l’Empire ottoman à bout de souffle semble compromis. Mais la mort de son père oblige Norayr à gagner sa vie. À 20 ans, il est engagé par un marchand de tapis bruxellois, ce qui fera basculer sa destinée puisqu’après un séjour à La Haye pendant la guerre, il ouvre sa propre affaire à Anvers. Un siècle plus tard, la petite échoppe des débuts s’est agrandie au point de mobiliser trois façades.

En 1956, Tigrane Vrouyr a succédé à son père et entrepris de longs périples à travers l’Iran, la Russie, l’Afghanistan et l’Inde en quête des tapis rares qui feront la réputation de la maison. "Tout le contraire de mon grand-père, qui n’est jamais allé plus loin que Londres où il se fournissait à l’Oriental Carpet Manufacturers, près de la cathédrale Saint-Paul. Cette compagnie tenait à l’époque une partie du marché mondial, à la fois producteur dans les meilleurs ateliers d’Orient et vendeur. La seule fois où il est revenu une dizaine de jours dans sa ville natale, désormais Istanbul, il a trouvé le temps trop long", témoigne Christian Vrouyr.

Comme son père et son grand-père avant lui, il ne s’est jamais vu marchand de tapis. "Je rêvais de théâtre et de philosophie, j’ai commencé le droit mais sans conviction. J’avais 24 ans lorsque mon père m’a emmené en voyage. Nous avons parcouru l’Égypte, l’Iran, l’Afghanistan. Alors qu’en Belgique, nous nous heurtions beaucoup, tout est devenu fluide et au retour, j’étais conquis." Au contact de son père qui lui confie l’achat de tapis anciens, Christian Vrouyr apprend le métier.

"C’est judicieusement choisi", est le compliment ultime du paternel, qui meurt en 1980 des suites d’une hémorragie cérébrale alors qu’il est en Iran. "Je venais de me marier. Nous nous sommes retrouvés devant un monceau de balles de tapis. Voyant avec quelle énergie mon épouse Nectar m’aidait à les déballer, j’ai compris que nous ferions une bonne équipe", témoigne-t-il tandis que madame approuve en souriant.
Il y a presque dix ans, Christian Vrouyr a donné les clés de la maison à deux de ses filles, les tapis pour Naïry et les textiles et objets venus d’Orient pour Lucyneh. Lui n’est jamais loin pour parfaire la transmission et alimenter un stock où les clients, tenants de l’ancien ou du contemporain, peuvent trouver leur bonheur.

Depuis la boutique des tapis, un escalier raide comme une échelle monte dans l’appartement familial, dont la décoration est une ode à l’universalisme chéri par la famille. Ici, les coffres en bois sombre de Flandre côtoient un salon en marqueterie de Damas d’une minutie rare ; les portraits de famille peints à l’occidentale à la fin du XIXe à Constantinople toisent les compositions abstraites de vieux amis belges.
Le long salon ouvert sur la place de la Comédie possède les mensurations idéales pour accueillir des tapis rares : un Pékin du XVIIIe siècle, un Ladik turc du XIXe et un grand Tabriz des années 1930 avec la signature des ateliers Petag, compagnie fondée à Berlin en 1911 pour relancer la production de tapis de qualité, reprenant des motifs anciens.

Cette année, et pour la soixante-sixième fois, Vrouyr va participer à la Brafa. Soit toutes les éditions sauf une, la première. "Je me souviens encore de notre premier stand dans ce qui s’appelait alors la Foire des antiquaires de Belgique. J’avais 5 ans et on m’avait habillé avec un petit blazer à ma taille. Depuis, nous avons toujours été fidèles à ce rendez-vous important pour le monde des arts. Pour nous, Anversois, c’est aussi une façon de rencontrer nos clients de Bruxelles et leur dire que nous sommes dans le coup."

Plus tard, il sera temps de penser au prochain voyage qui mènera le père et la fille jusqu’aux bazars de Mecched, Téhéran et Tabriz. Pas plus qu’à Anvers où les prix sont nets – "il y va de notre sérieux" – Christian Vrouyr ne compte pas se lancer dans de longues palabres financières. "Je déteste marchander. C’est le rôle de notre courtier sur place. Je me contente de rester à l’écart et de mettre de temps en temps mon grain de sel pour détendre l’atmosphère", confie-t-il l’œil malicieux. Il le raconte dans son Journal d’un marchand de tapis, publié il y a cinq ans, merveilleux récit d’une "espèce en voie de disparition", apologie de l’un des plus anciens métiers du monde.
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