Ébouriffantes, ces 468 pages de souvenirs… Pour quelqu’un qui n’aime pas se raconter, vous dites tout !
Écrire ce livre a été trois ans de souffrance. C’est long ! D’autant que d’habitude je ne regarde jamais en arrière. Je ne me retourne ni sur mon enfance, ni sur ma vie, ni même sur le passé de mon fils. François-Xavier est toujours à mes côtés dans la mesure où j’écris ses initiales FXB toute la journée. Ce récit est ordonné en trois chapitres. Le premier porte sur mon enfance, mes racines. J’avais un manuscrit de 350 pages sur cette période, écrit en anglais pendant plusieurs étés de suite. Je l’ai traduit entourée de dictionnaires français-anglais et de synonymes que j’adore compulser. Celui-là a été un grand plaisir. Je m’y mettais avant le petit déjeuner et ainsi jusqu’au soir. Certains passages ont été réécrits huit fois, car je n’étais pas satisfaite de la musique du texte. J’ai 19 ans quand débute le second chapitre. Ma mère vient de se suicider, je vais bientôt être mère à mon tour, puis devenir productrice de cinéma à succès. Le 14 janvier 1986, mon fils François-Xavier disparaît dans un accident d’hélicoptère sur le rallye Paris-Dakar. Alors commence la troisième partie, qui me fera transcender ma douleur en initiatives de bien public.
Ce livre a-t-il changé quelque chose en vous ?
Oui, par rapport à ma mère. J’ai fait la paix avec elle et ressenti une grande compassion vis-à-vis de cette femme qui a été avec moi si jalouse et désagréable. Cela en disant la vérité sur qui elle était, d’où elle venait. Dans les années 1940-1950, c’est bien connu que toute l’Amérique du Sud vient d’Espagne ! Or elle était la fille de Simon Patino, paysan métis des hauts plateaux boliviens enrichi en 1900 par la découverte d’un gisement d’étain. Très simple, directe, ethnique, affective, elle n’avait jamais trouvé sa place en Europe et s’y sentait incongrue. Le résultat est qu’elle a perdu une alliée qui lui aurait pourtant été de grande force. Je l’aurais protégée, guidée, prévenue, je lui aurais passé les codes.

Votre père appartient lui à la vieille aristocratie française…
Grand blond aux yeux bleus, mon père était le chef de famille des Jacquelot du Boisrouvray et un Polignac par sa mère. Il aurait dû être un mari aimant, mais ne montrait jamais ses sentiments. Et surtout, il m’adorait, sans l’exprimer davantage, mais cela se sentait.
Née à Paris à la veille de la Seconde Guerre mondiale, vous vivez une petite enfance tourbillonnante…
New York, l’Argentine, la Suisse, la France. Nomades opulents, nous passions avec la famille de ma mère de grands hôtels en palaces, dans une bulle sociale et économique. Je n’étais pas exposée à l’air du temps, mais toute petite déjà, à New York, je posais tout un tas de questions sur ce que je voyais, les injustices que je ressentais. Je suis née comme ça.
Et à l’âge de 7 ans, vous découvrez la famille de votre père…
Et tout l’univers de cette aristocratie française, couche sociale fermée avec ses "fournisseurs" et ses préjugés. J’ai vite ressenti un racisme sourd et hypocrite vis-à-vis de ma mère. Ça m’indignait. Je me le suis pris aussi dans la figure, mais je m’en fichais. Un de mes cousins Polignac me dit à table : "Raconte comment ton grand-père est tombé de son cocotier dans sa Rolls." Je lui réponds : "Pour commencer il n’y a pas de cocotier sur les hauts plateaux." Une de mes tantes a dit à mon père : "Elle est très typée cette petite, elle a le type tahitien de sa mère."

Pourquoi dites-vous avoir eu la chance d’être élevée sans parents ?
Et comment ! Dès l’âge de 7 ans, j’ai vécu souvent loin d’eux, avec des gouvernantes, puis en pension. Je me suis constitué mon identité toute seule, avec mes goûts et mes valeurs. Je n’ai pas été imprimée comme un batik par un milieu de naissance. J’ai vite compris que je ne pourrais compter que sur mes propres forces.
Cette double culture vous fait vous interroger très jeune ?
C’est sûrement l’une des racines de ma construction, ne pas savoir très bien quelle est ma place parce que je participe des deux, des oppresseurs et des opprimés. En Europe, mon grand-père n’avait pas droit à la discrimination à laquelle il était en butte dans son propre pays, la Bolivie. Finalement, je me suis construite en opposition avec mon milieu et ma famille. Tout ce qui venait de ma mère, y compris son argent, portait trop d’énergie négative. J’ai eu l’espace de liberté de pouvoir me demander ce que je voulais faire de mon destin.
À 10 ans, à Marrakech, comment vous apercevez-vous que la société dysfonctionne ?
Je commence à réfléchir. On m’a déjà dit à New York que je ne pouvais pas jouer avec des petites filles noires. Mais je vois toute cette famille très "beige" autour de moi, y compris moi, ça m’intrigue. Et nous, où nous situons-nous ? Quelles sont les rues de New York qui nous sont dévolues ? À Marrakech, j’ai ressenti sans pouvoir le formuler une révolte contre la suprématie blanche. Comme les médecins pensaient que le froid humide menaçait ma survie, mon père m’a envoyée vivre à La Mamounia avec une dame professeur de piano. Adorable, mais dans ses rêves. Je prétextais aller promener le chien, et, le pauvre, je l’accrochais au palmier devant le kiosque de l’hôtel pour lire les journaux. Même si je suivais des cours par correspondance, la presse était mon école. J’essayais de comprendre ce monde que je trouvais injuste et dysfonctionnel.
Aviez-vous conscience d’appartenir à une famille fortunée ?
Pas du tout ! J’étais dans de beaux endroits, mais je n’ai jamais senti que je faisais partie de ce monde. Ma mère était une dame très riche, mon père aussi par voie de conséquence. Mais je ne me voyais pas du tout incluse là-dedans. Surtout je n’en avais pas envie, je m’y ennuyais à hurler. Et puis je n’étais pas gâtée. Je me disais même que mes parents charriaient de me laisser avec une vieille jupe et des vieilles chaussures, alors que leurs placards débordaient. Mon père était strict et sévère, et c’était très bien ainsi.

De retour à Paris, vous devenez carrément rebelle…
Voyant que j’aimais lire, mon père m’a offert des livres fondateurs comme La Mentalité primitive de Lévy-Bruhl, étude de la structure de pensée des tribus primitives. J’étais alors pensionnaire à Paris, et, le jeudi, les bonnes sœurs nous emmenaient au Théâtre de l’Odéon voir les classiques. J’en profitais pour leur fausser compagnie et courir chez Gibert. C’est là que j’ai découvert Bakounine, théoricien de l’anarchisme. Il m’attirait comme un aimant. Tout comme les écrits de Marx expliquant à quel point l’argent était pervers et dénaturait les rapports humains. D’où cela vient-il ? Du capitalisme. Mon ancêtre Polignac, ministre de Charles X, avait fait la conquête de l’Algérie. Je me disais : pourquoi ne laisse-t-on pas tranquilles tous ces peuples ? Je suis toujours anticolonialiste et critique du capitalisme sauvage.
Vous n’hésitez alors pas à lever le poing !
J’étais même engagée au point...
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