New York, juillet 1999. Une équipe de télévision a fait le déplacement depuis Stockholm pour enregistrer l’interview de l’année, si ce n’est de la décennie. Face caméra, une princesse de 22 ans, future reine de surcroît, répond avec franchise aux questions du journaliste Björn Carlgrens. "J’adore Central Park, pour son calme et sa verdure. Ce que j’aime ici, c’est l’impulsion que cette ville procure, ce mélange de cultures, la possibilité de faire tant de choses différentes…" Victoria de Suède a retrouvé le sourire. Elle a repris du poids, elle est capable de soutenir le regard de son interlocuteur. Et elle met des mots sur sa maladie : l’anorexie. "J’ai été aidée par des spécialistes, non pas qu’en Suède les médecins soient incompétents, mais aux États-Unis, les solutions à ce genre de problèmes sont plus avancées. Je tiens pourtant à souligne qu’il n’existe pas de remèdes miracles, de médicaments spécifiques pour guérir. Le meilleur traitement vient du soutien moral des gens qui vous aiment et qui vous entourent."
Partager son expérience pour réveiller l'opinion publique
L’alerte a été sévère. "Aucun chiffre n’a jamais été publié, mais il semble qu’au tournant de l’année 1995-1996, Victoria pesait environ 70 kg", raconte Herman Lindqvist dans la biographie qu’il consacre à la princesse. Complexée par sa silhouette, la jeune femme de 19 ans décide de perdre du poids. Fière de ses "progrès" rapides, grisée par le contrôle qu’elle exerce enfin sur son corps, la fille du roi Carl XVI Gustaf n’en finit plus de se priver, avec un objectif clair, mincir, mincir encore et à tout prix. "Vers la mi-septembre 1997, elle avait tellement maigri que ses vêtements ne tombaient plus correctement, se souvient Herman Lindqvist. Pour la remise des prix Nobel en 1997, elle était descendue à 50 kg, peut-être un peu moins. Comme elle mesure 1 m 68, cela correspondait à un IMC [indice de masse corporelle, ndlr] de 17." Soit bien en deçà de l’IMC normal, compris entre 18,5 et 25.
L’opinion publique s’émeut, sa famille prend enfin conscience de la gravité de la situation. "J’avais l’impression d’être un train qui accélérait, descendait tout droit à toute vitesse, confiera l’héritière du trône suédois en 2002. J’avais conscience de souffrir de troubles alimentaires, mon anxiété était énorme. Je détestais vraiment mon apparence, ma façon d’être… Moi, Victoria, je n’existais pas. J’avais l’impression que tout dans ma vie et autour de moi était contrôlé par d’autres." "Une vie contrôlée par d’autres." Les mots de la future reine de Suède font écho à ceux prononcés quelques années plus tôt par une autre princesse, la femme la plus connue et la plus admirée du XXe siècle : Diana.

"Une minute, je n’étais personne, la minute suivante, j’étais princesse de Galles, mère, jouet des médias, membre de cette famille ; et c’était trop pour une seule personne à ce moment-là, confie Diana à Andrew Morton au début des années 1990. Le public voulait qu’une princesse de conte de fées vienne les toucher et tout se transformerait en or, tous leurs soucis seraient oubliés. Il ne se rendait pas compte que la personne, à l’intérieur, se crucifiait parce qu’elle ne pensait pas être à la hauteur." Quand la biographie d’Andrew Morton paraît, en juin 1992, le monde apprend, tétanisé, que la princesse de Galles est une femme malheureuse qui a tenté de mettre fin à ses jours et longtemps souffert de boulimie. "Sa boulimie fut un choc pour les gens parce que cela tranchait avec son image si glamour et si sophistiquée, et avec l’idée viscérale que le public se faisait de la vie d’une princesse une fois les portes closes", se souvient Camilla Tominey, du Sunday Express.
Moins d’un an plus tard, Diana fait un pas de plus en acceptant d’ouvrir une conférence internationale sur les troubles alimentaires. Très émue, la princesse met l’accent sur les enfants et les adolescents au cours d’un discours ultra-médiatisé : "Depuis leur plus tendre enfance, beaucoup de jeunes ont le sentiment que l’on s’attend à ce qu’ils soient parfaits. Ils ne pensent pas avoir le droit d’exprimer leurs vrais sentiments à ceux qui les entourent – des sentiments de culpabilité, de dégoût, de faible estime de soi. Au point de créer en eux une obsession jusqu’à vouloir se dissoudre comme un cachet d’aspirine et disparaître." L’effet Diana est immédiat. Son secrétariat privé est inondé de courriers du monde entier. "En partageant son histoire, Diana a encouragé les personnes qui reconnaissaient leurs propres symptômes dans son expérience à rechercher un diagnostic et un traitement", confirme la National Eating Disorders Association.
Le courage d'avouer sa dépression, son anxiété ou son traumatisme
Comme nous, les princesses souffrent, parfois, et peuvent l’avouer, un peu. Les cas de Victoria et de Diana en attestent. Mais le tabou de la souffrance psychologique n’a pas sauté pour autant. Ainsi, rien n’a filtré du mal-être de la princesse Charlène de Monaco et des raisons de son hospitalisation dans une clinique à l’étranger en novembre 2021, après avoir été bloquée de longs mois en Afrique du Sud. Face à la pression des médias – et pour faire taire les plus folles rumeurs –, le prince Albert II a consenti à donner des nouvelles de son épouse en répondant du bout des lèvres au magazine People : "Elle était clairement épuisée, physiquement et émotionnellement. Elle était dépassée et ne pouvait plus faire face à ses engagements officiels, à la vie en général et même à la vie de famille […]. Elle a réalisé qu’elle avait besoin d’aide."

Le public n’en saura pas plus. Jamais le mot "dépression" ne sera prononcé. Pas plus qu’il n’a été prononcé au Japon pour qualifier l’extrême fatigue de la princesse héritière Masako, aujourd’hui impératrice. "On stigmatise souvent les personnes qui sont en souffrance psychologique, analyse le psychiatre américain Bruce D. Perry. L’ironie, c’est que l’on a tous au moins un membre de notre famille qui souffre probablement de dépression, d’anxiété, d’addiction ou de traumatisme. Au moins 80% de la population est atteinte d’une de ces pathologies. Les gens ne réfléchiraient pas une seconde si leur enfant avait un cancer et qu’il fallait le soigner, mais ils sont gênés de dire que leur fils ou leur fille est en dépression et qu’il lui faut un traitement. Notre société a encore du chemin à faire." Les royaux plus que les autres ?
Il faut du courage pour se raconter sincèrement, avouer ses failles. Et sans doute avoir déjà rompu, d’une certaine manière, avec l’institution monarchique. C’est le cas d’une Meghan, livrant à Oprah Winfrey qu’elle a eu, elle aussi, des pensées suicidaires. Ou encore d’un Harry – un homme, un ancien officier – prêt à raconter sa psychothérapie dans un documentaire, The Me You Can’t See, coproduit par ses soins… avec cette même Oprah Winfrey ! "Je suis le premier à reconnaître que j’ai eu peur en entamant une thérapie, il y a quatre ans, confesse le fils cadet de Charles III. Quatre ans de thérapie, pour quelqu’un qui n’aurait jamais cru en faire ou en avoir besoin, c’est très long. Je n’étais pas dans un environnement où on m’encourageait à le faire. C’était tabou. J’ai voulu guérir du passé."
Cette libération de la parole, aussi salutaire puisse-t-elle être, prend une dimension particulière quand elle se fait "en public", devant des millions de téléspectateurs. Le divan de la reine Oprah n’est pas celui d’un professionnel de santé. Un prime time spectaculaire sur CBS, un podcast téléchargé massivement sur Spotify,...
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