La nouvelle a été commentée comme la grande erreur d’une décennie de règne. En 2017, à la surprise générale, la reine Élisabeth II fait savoir qu’elle met fin à sa collaboration avec son secrétaire privé Christopher Geidt. Inconnu du grand public, l’homme est pourtant celui qui la conseille dans toutes ses décisions importantes. Chose rare, un communiqué officiel revient à l’époque sur ce départ, soulignant la "contribution majeure" de Geidt à l’administration royale.

Pendant quinze ans, cet ancien des services secrets britanniques passé par Cambridge, Harvard et l’académie de Sandhurst a travaillé au plus près de la souveraine, pilotant ses relations avec Downing Street et la Chambre des lords, l’éclairant de son expertise dans des domaines comme le droit constitutionnel, le renseignement et la communication, notamment pour ses allocutions télévisées de Noël.
Mais à partir de 2014, sa position se complique à mesure que s’engage un transfert de certaines prérogatives de la reine vers son fils aîné. Critiqué par les équipes de Clarence House pour son style directif, Christopher Geidt est bientôt accusé de vouloir freiner la montée en puissance de Charles.
Sa démission – poussé vers la sortie, il sera remplacé par Edward Young – provoque une polémique. Consciente d’avoir fait un faux pas, la reine rectifie le tir : anobli et créé baron Geidt, il siège depuis à la Chambre des lords, et en 2019, accède au titre de "Lord-in-Waiting" permanent, un statut qui lui confère à vie la faculté d’être consulté par Sa Très Gracieuse Majesté et de lui prodiguer ses conseils.
L'incarnation de la stabilité et de l’expertise
Le parcours contrasté de lord Geidt reflète en partie la complexité du statut du conseiller, figure politique majeure aux tourments déjà racontés par Machiavel. En régime monarchique, le couple dynamique formé par le conseiller et son souverain prend des formes variées. Bien que soumis in fine au bon vouloir du monarque, l’homme de l’ombre peut parfois exercer un certain ascendant sur celui qu’il est censé seconder.
LIRE AUSSI >> Les monarchies à l'heure des réseaux sociaux
Serviteur dévoué de l’État, il incarne la stabilité en période de turbulence ou l’expertise face à un souverain faillible. Pour limiter le risque de personnalisation de la fonction, une option peut consister à la répartir entre plusieurs profils. C’est le choix qu’a fait le roi Philippe de Belgique depuis son accession au trône en 2013.
À ses côtés, Vincent Houssiau, philosophe de formation, Pierre Cartuyvels, plus axé sur la politique étrangère, et Francis Sobry se répartissent les tâches de chef de cabinet, chef de cabinet adjoint et responsable de la communication.
Une vision plus professionnalisée, qui s’appuie sur une division du travail entre spécialistes aux missions délimitées. Cette approche contemporaine s’oppose à celle de conseillers souvent omnipotents des monarques du XXe siècle, en première ligne face à des souverains débutants ou expérimentés, tel Tommy Lascelles dans la série The Crown.
Tommy Lascelles, l'homme de confiance de George V et Élisabeth II
Ce secrétaire privé du roi George VI puis de sa fille Élisabeth II y apparaît comme le gardien du temple rigide d’une institution royale parfois menacée par ses propres protagonistes. Dans le sillage de la série à succès de Netflix, Le Journal de Tommy Lascelles a été réédité en Grande-Bretagne à l’été 2020*.
On y découvre en effet un personnage intransigeant mais loyal, véritable couteau suisse capable à la fois de trier chaque jour des centaines de télégrammes, de régler les problèmes d’eau chaude à Buckingham ou d’assister à la signature du testament de George VI, au service duquel il entre en 1943.
Armé d’un flegme très british, il prend pour boussole les principes de l’essayiste Walter Bagehot, traditionnellement utilisé par le souverain envers les politiques : le droit d’être informé, le droit d’encourager, le droit de mettre en garde. George VI lui en sait gré : "C’est pour cela que j’aime travailler avec vous, vous êtes encourageant", souligne-t-il.
De fait, gardien des clés de l’édifice monarchique, Tommy sait sa parole écoutée et respectée. Il s’oppose à l’idée de Churchill d’accélérer l’investiture d’Élisabeth en tant que princesse de Galles pour raffermir les relations avec les Gallois. Et, pendant "des heures et des heures sans le moindre succès", tente de trouver un statut pour le duc de Windsor.
Au cœur des problèmes de la famille royale, il s’active sur le front politique, participant à des réunions d’état-major et organisant la venue de Roosevelt. Conscient de l’implication et de l’endurance indispensables à ses hautes fonctions royales – "le pape de Rome et le roi d’Angleterre sont les deux seuls humains qui ne peuvent espérer prendre de vraies vacances avant la tombe" –, il se montre par ailleurs lucide sur les limites de l’institution et de ceux qui l’incarnent. "Ma vision de la monarchie est essentiellement pragmatique. Je n’ai jamais idéalisé les membres de la famille royale même si j’ai du respect pour nombre d’entre eux", écrit-il notamment.
Jaime Alfonsín, l’artisan de la distanciation entre Felipe VI et Juan Carlos
À l’inverse, s’il fait entrer en jeu ses ambitions personnelles, le conseiller peut devenir un piège, voire une menace pour celui qui l’emploie. Le juriste espagnol Jaime Alfonsín ne s’est lui jamais entendu avec le roi Juan Carlos Ier. C’est d’ailleurs au service de son fils, à l’époque prince des Asturies, qu’il entre en 1995 en devenant son secrétaire.

Cet ancien enseignant en droit, passé aussi par le tribunal suprême, par la banque Barclays et par le cabinet Uria & Menéndez, se charge notamment de rédiger le contrat de mariage de Felipe et Letizia en 2004. Partisan de l’abdication de Juan Carlos en 2014, il prend les fonctions de chef de la maison du roi cinq jours après l’intronisation de Felipe VI.
Conseiller discret, il relit à la loupe et valide tous les discours et actes publics de la famille royale. Il est aussi l’artisan de la stratégie de distanciation entre Felipe VI et son père, amorcée bien avant la découverte des comptes opaques de Juan Carlos. À chaque roi son conseiller, et à chaque conseiller son roi.
Par Jérôme Carron et Estelle Lenartowicz
* King's Counsellor, Abdication and War : The Diaries of Sir Alan "Tommy" Lascelles, sous la direction de Duff Hart-Davis, W&N, 496 pages.
Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.