Quelle marque le pape François a-t-il imprimée au Vatican depuis le 13 mars 2013 ?
Dès l’instant où il a été élu, nous avons compris que c’était un pape d’un nouveau genre. Il apportait beaucoup d’éléments inédits : c’était la première fois depuis treize siècles qu’un souverain pontife n’était pas européen – le dernier en date, syrien, avait régné au VIIIe siècle; c’était aussi la première fois que l’on avait un pape sud-américain, et jésuite! D’emblée, Jorge Mario Bergoglio a souligné ces ruptures en choisissant un nom, François, qui n’appartient pas à la tradition juive comme Jean, ni à la tradition occidentale comme Clément. François, c’est le surnom d’un jeune Italien bien connu, fils d’un riche commerçant d’Assise. Devenu le saint chrétien par excellence, François d’Assise a dépassé les limites de l’Église. Il est très populaire chez les protestants, et même les non-chrétiens. Ce choix n’était pas anodin. Quand on regarde les archives télévisuelles de 2013, on peut voir un clochard en plein milieu de la place Saint-Pierre, vêtu comme un ermite, qui s’est agenouillé en attendant la fumée blanche. Il porte sur lui un grand plastron avec inscrit: "Papa Francesco", comme un souhait mythique et prémonitoire d’un pape céleste.

Le pape François s’est-il montré à la hauteur ?
Quand il est élu, les attentes sont immenses. L’Église est plongée dans une crise de gouvernance, minée par la corruption et les scandales dont celui du secrétaire de Benoît XVI qui faisait passer des documents à la presse. Dans ce contexte, Jorge Mario Bergoglio a surgi comme un homme neuf, alors qu’en réalité il avait déjà recueilli des votes lors des conclaves précédents, mais il n’était pas dans les petits papiers de la curie. On l’a décrit comme progressiste alors que dans sa formation intellectuelle et morale, c’est un homme de tradition: il suffit de relever à quel point il évoque souvent le diable. Avec courage, il s’est tout de suite attelé à mettre en place des réformes amorcées par Benoît XVI, notamment sur la très douloureuse question des abus. Il a réussi à changer certaines choses, mais pas autant qu’il l’aurait souhaité. Au bout de dix ans, on peut parler d’un bilan en clair-obscur, avec des intentions excellentes mais des concrétisations laborieuses.
On a souvent mis en avant sa simplicité, sa volonté de rester proche des gens, notamment en refusant de s’installer au Vatican. A-t-il réussi à maintenir un lien de proximité avec "l’Église d’en bas" ?
Son refus de s’installer dans le palais pontifical n’est pas une posture de rejet du luxe mais la conscience, exacte d’ailleurs, que ce lieu trop isolé l’aurait coupé du monde réel. Il habite un hôtel construit par Jean-Paul II pour héberger les cardinaux électeurs et qui s’est transformé en une résidence destinée aux officiels de la curie. François en occupe tout un étage. De là, il gouverne l’Église en grande partie tout seul. C’est dans son caractère. Il change continuellement de secrétaire particulier. Il le faisait déjà à Buenos Aires. Il a cette méfiance instinctive à l’égard d’une fonction qui peut vite être outrepassée par celui qui l’occupe. Pour éviter cela, il gère tout lui-même… avec les limites que cela comporte, car les intermédiaires jouent un rôle de filtre nécessaire. Quant au contact quotidien avec les gens, il s’est malheureusement amoindri depuis la pandémie avec l’interruption de la messe quotidienne au cours de laquelle il avait l’occasion de rencontrer beaucoup de personnes. Le pape n’est pas isolé physiquement, mais il reste très seul.

Votre grand-père était l’ami de saint Pie X, votre père a entretenu des liens étroits avec Paul VI, vous-même avez connu Jean-Paul II et Benoît XVI. François a-t-il des amis ?
Il ne faut jamais oublier que le pape est un jésuite. À ce titre, il est plutôt entraîné à l’indifférence. Pour ma part j’ai connu Benoît XVI et François dans le cadre de collaborations institutionnelles. La relation dépend des caractères : Benoît XVI se montrait courtois et très respectueux, mais il ne m’a jamais appelé personnellement; il ne téléphonait qu’à son frère, et cela tous les soirs. En revanche, il avait des amis, et même beaucoup d’amies femmes. François, lui, me passait souvent un coup de fil ou m’écrivait des petits mots, fidèle à son tempérament, plus spontané, même si cette spontanéité reste toujours un peu… planifiée ! Je pense qu’il a gardé quelques amitiés de l’Argentine, mais il faut comprendre que c’est délicat pour un pape d’avoir un rapport d’égal à égal avec quelqu’un qu’il a rencontré après son élection. Il reste un souverain ainsi qu’une autorité spirituelle qui n’ont pas d’équivalent dans le monde.
François n’a pas fait de voyage officiel en France et semble nourrir peu d’intérêt pour "la vieille Europe ". Par ailleurs, il a placé le diocèse de Fréjus sous surveillance, une décision mal vécue par une certaine partie des catholiques français. Comment analysez-vous ce rapport complexe avec "la fille aînée de l’Église" ?
Le pape nourrit une grande estime à l’égard de la pensée catholique française, une de ses références constantes est d’ailleurs un Français, l’intellectuel et théologien jésuite Henri de Lubac. En revanche, il s’est rendu à Strasbourg seulement pour rendre visite au Parlement européen, et il prévoit d’aller à Marseille cette année sans l’inclure dans un déplacement plus officiel en France. C’est la même chose avec l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Cela relève sans doute d’un souhait de se démarquer de ses prédécesseurs – il a fort à faire avec Jean-Paul II et ses 104 visites à l’étranger! -, et aussi de sa vision du monde, plus tournée vers les pays émergents. Il a clairement théorisé que l’on voit mieux le monde depuis les périphéries que lorsque l’on se place au centre.

La mort de Benoît XVI, si elle n’a surpris personne, signe néanmoins la fin d’une époque…
La disparition de Benoît XVI était prévisible, mais pas attendue, d’autant plus qu’il est resté lucide jusqu’au bout. Il est mort le 31 décembre en ayant pu travailler jusqu’à Noël et lire son courrier jusqu’à la veille de la Saint-Sylvestre. Ce décès signe la fin de ce que l’on pourrait appeler, pour emprunter au vocabulaire politique français, une cohabitation exceptionnelle. Elle aurait pu être très difficile et s’est révélée, bien au-delà des caricatures que l’on a pu en faire, relativement bonne. Benoît XVI a souvent été utilisé contre François par la frange la plus raide des traditionalistes – ce que le pape allemand lui-même n’aurait jamais cautionné. Face à cela, les "fanatiques" de François ont largement envenimé la situation. Mais les deux hommes, eux, se sont respectés jusqu’à la fin.
Vous évoquez une instrumentalisation des relations entre Benoît XVI et François, mais vous soulignez vous-même que l’ancien cardinal argentin n’est pas franchement un progressiste…
Non, mais il souhaite introduire plus de collégialité au sein de l’Église. C’est sa grande réforme, qui est pour lui l’accomplissement de Vatican II. Le paradoxe, c’est qu’il la défend avec un mode de gouvernement très personnel, voire même un certain autoritarisme. C’est ce qui explique par exemple la situation de la France. Disons aussi que depuis la mort de Benoît XVI, un équilibre fragile des forces en...
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