"Je veux une robe pour ce soir, demande-t-elle au tailleur. Une robe que je puisse porter tous les jours pendant trois mois." À ceux qui pensent qu’une femme sans escorte, chargée de multiples bagages, ne pourrait pas faire le tour du monde, Nellie Bly compte bien clouer le bec. Munie d’une simple mallette façon Mary Poppins, la jeune Américaine de 25 ans se lance dans un défi: battre le record fictif de Phileas Fogg, héros du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne.
Un tour du monde en 72 jours
Une idée surgie un dimanche, veille de conférence de rédaction au New York World que dirige Joseph Pulitzer. Comme elle aimerait être au bout du monde, songe-t-elle, elle qui n’a pris qu’un jour de congé en trois ans d’investigations passionnantes mais éprouvantes. "Tiens, mais pourquoi pas?" Son projet d’abord retoqué, elle est convoquée un an plus tard au bureau de monsieur Pulitzer. Son tour du monde débutera dès le lendemain.
Elle embarque le 14 novembre 1889, à bord de l’Augusta Victoria, pour le début d’un périple qui fera de cette journaliste déjà reconnue une icône nationale. "Nellie Bly entraîne les lecteurs dans sa grande course contre la montre. Une autre globe-trotteuse est partie de la Côte Ouest et pourrait croiser Miss Bly sur le chemin du retour", titre le New York World.

En effet, John Brisben Walker, directeur du Cosmopolitan, a lui aussi envoyé une jeune reporter, Elizabeth Bisland, accomplir ce tour du monde dans le sens contraire de sa concurrente. Nellie Bly n’apprend son existence, et ses trois jours d’avance, qu’à son arrivée à Hong Kong. "Je ne fais de course avec personne, rétorque-t-elle. Si certains veulent faire ce tour du monde plus vite, c’est leur problème. J’ai juré d’y arriver en 75 jours, soyez sûrs que je m’y tiendrai."
Elle y parvient finalement en 72 jours, 6 heures, 11 minutes et 14 secondes, après avoir parcouru 40.070 kilomètres. Un record du monde dont se vante l’Amérique entière. Quatre jours avant sa concurrente, Nellie Bly fait une entrée triomphale en gare de Jersey City le 25 janvier 1890.
Prévenu par une dépêche, Jules Verne en personne la félicite: "Jamais douté du succès de Nellie Bly, son intrépidité le laissait prévoir." Le romancier et son épouse l’avaient invitée dans leur maison d’Amiens à son arrivée en Europe. Port-Saïd, Suez, Aden, Colombo, Penang, Singapour, Hong Kong, Canton, Yokohama et San Francisco avant de regagner New York, les aventures de Nellie Bly sont relatées dans le New York World grâce aux missives qu’elle fait parvenir par câbles et télégraphes.
Quand Elizabeth Jane Cochran devient Nellie Bly
Nellie Bly, de son vrai nom Elizabeth Jane Cochran, naît en 1864 à Cochran’s Mills près de Pittsburgh. La ville est nommée d’après son père, immigré irlandais devenu juge. "Pinky", telle qu’on la surnomme pour ses vêtements roses, est l’une des cinq enfants de ses parents, son père en ayant eu dix d’un précédent mariage. À sa mort, Elizabeth, 6 ans, et la branche de sa famille sont expulsés. Sa mère, remariée trois ans plus tard avec un homme violent, finit par divorcer. Elizabeth écrit déjà des poèmes et des récits à l’âge de 16 ans. Elle entame une formation d’institutrice mais doit abandonner faute de moyens financiers.

Début janvier 1885, elle est installée depuis cinq ans à Pittsburgh lorsqu’elle lit un article intitulé "Ce à quoi sont bonnes les jeunes filles" dans le Pittsburgh Dispatch. Le journaliste y critique les jeunes filles poursuivant des études, appelant les femmes qui travaillent des "monstruosités". Furieuse du haut de ses 20 ans, Elizabeth adresse au rédacteur en chef une lettre cinglante signée "une orpheline solitaire". La missive est si bien tournée que le journal publie un encart demandant à rencontrer le mystérieux auteur. Elle signe alors son premier article autour du thème polémique du divorce. Un succès. La rédaction lui conseille de prendre un pseudonyme: ce sera Nellie Bly, nom emprunté à une chanson du populaire Stephen Foster.
Le reportage clandestin devient sa spécialité
Ses premiers papiers sont consacrés aux conditions de vie des ouvrières de Pittsburgh. Parvenant à se faire embaucher dans une usine, elle y fait son premier reportage infiltré, un genre inédit aux États-Unis. Les ventes du journal explosent, tout comme la pression des industriels. Le patron du Pittsburgh Dispatch cède et la cantonne à des sujets moins sensibles, la mode, les arts, le jardinage. Après quelques mois, n’y tenant plus, elle part avec sa mère pour le Mexique, résolue à devenir correspondante à l’étranger. Six mois de dépêches où elle rapporte notamment les manières dictatoriales du président Porfirio Díaz. Les autorités mexicaines la menacent d’arrestation, l’incitant à fuir le pays.

En mai 1887, elle se rend à New York et dépose sa candidature au New York World. Joseph Pulitzer lui promet un contrat, à condition qu’elle s’infiltre au Blackwell’s Island Hospital, un asile sur l’île située entre les quartiers de Manhattan et du Queens.
S’inventant des problèmes psychiatriques, elle simule la folie dans une pension pour femmes. La police intervient, l’illusion fonctionne: un médecin se prononce pour son internement. Il durera dix jours. À sa sortie en octobre 1887, ses articles dénoncent les horreurs des méthodes utilisées et déclenchent une enquête. La ville de New York octroie dès lors un million de dollars supplémentaires aux hôpitaux psychiatriques et impose une réforme selon les recommandations de la jeune journaliste. Le reportage clandestin devient sa spécialité.
Au New York World, Nellie Bly poursuit ses chroniques engagées, et parfois savoureuses lorsqu’elle endosse de drôles de rôles comme celui de dresseuse d’éléphants. En 1895, elle épouse Robert Seaman, homme d’affaires de quarante-deux ans son aîné. Il la laisse, à son décès en 1904, à la tête d’une importante fabrique de produits en acier. Elle devient ainsi "la seule femme au monde à gérer personnellement une industrie d’une telle ampleur", vante sa carte de visite. L’ex-reporter dépose une vingtaine de brevets, offre des conditions de travail uniques, mais fait faillite suite aux malversations de son directeur d’usine.

En août 1914, quatre jours après le début du premier conflit mondial, elle part pour l’Europe en tant que correspondante de guerre. Après deux mois de démarches, elle parvient à se rendre sur les fronts russe et serbe, ainsi qu’à Budapest, coincée entre deux feux.
Sur le chemin de la capitale hongroise, suspectée d’être une espionne anglaise, elle est arrêtée par les troupes locales quand un homme s’écrie: "Mais c’est Nellie Bly! Tous la connaissent aux États-Unis!" À son retour, elle couvre, entre autres combats, celui des suffragettes, avant de mourir d’une pneumonie à New York, à l’âge de 57 ans. Avec en guise d’épitaphe, cette phrase du rédacteur en chef du New York Evening Journal: "Elle était, et c’est peu dire, le meilleur reporter en Amérique."
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