Ilya Répine, le peintre de l’âme russe

Le grand peintre russe du XIXe siècle est à Paris pour une rétrospective exceptionnelle au Petit Palais, réunissant ses plus célèbres chefs-d’œuvre. Un aperçu saisissant d’une œuvre immense et inspirée, entre "l’éternelle" Russie des tsars et des moujiks, et celle de l’intelligentsia de son temps, romanciers, artistes, savants, dont il espérait la "grâce" de la Russie…

Par Joëlle Chevé - 11 octobre 2021, 09h10

 Le peintre russe Ilya Répine.
Le peintre russe Ilya Répine. © Galerie nationale Trétiakov Moscou

La "rage de voir" ! Une formule qui définit à merveille la mission qui habitait Ilya Répine : peindre "le visage, l’âme humaine, le drame de la vie, les émotions que provoque la nature, ses manifestions et sa signification, le souffle de l’histoire, voilà nos thèmes (…) les couleurs sont notre outil, elles doivent exprimer nos pensées". Vaste programme pour ce bourreau de travail, dont l’immense Russie fut la principale source d’inspiration, et qui s’essaya à tous les genres et à toutes les techniques.

Né en 1844 dans la province de Kharkov – Ukraine actuelle – d’un père marchand de chevaux et d’une mère directrice d’école, Ilya Éfimovitch Répine est peintre d’icônes dès l’âge de 13 ans. À Saint-Pétersbourg, il prend des cours de dessin avec Ivan Kramskoï, chef de file du mouvement des Ambulants, qui prône le rôle essentiel de l’artiste dans l’éducation du peuple et l’avènement de la démocratie. Des leçons d’humanisme qui le marqueront à jamais !

"J'aime tout de l'humain et n'en refuse rien"

Admis à l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg en 1864, il se fait remarquer par un premier tableau plein d’humour, Étudiants se préparant à un examen, l’un endormi sur son livre, l’autre envoyant des baisers par la fenêtre ! Désormais, plus un jour sans dessiner et peindre, l’œil grand ouvert sur tout ce qui l’entoure, tout ce qui émeut sa sensibilité et nourrit son goût de l’histoire, de la littérature, de la musique, des sciences. À la façon d’un Montaigne, il écrira plus tard: "J’aime tout de l’humain et n’en refuse rien."

Son premier chef-d’œuvre, Les Haleurs de la Volga, commande du grand-duc Vladimir Alexandrovitch, s’inscrit dans une veine populaire très réaliste, mais sans une once de misérabilisme, de moralisme ou d’idéalisme. Des travailleurs de force, tels qu’il les a vus, chacun dans sa singularité. En 1873, l’œuvre –iconique aujourd’hui– fait scandale, les uns lui reprochant d’avoir donné aux moujiks l’apparence de "gorilles", les autres célébrant la puissance de ces figures du peuple.

Avec Les Haleurs de la Volga, Répine bouleverse, étonne, révolte... et saisit un monde bientôt balayé par la révolution d'Octobre. © Musée russe de Saint-PétersbourgAvec Les Haleurs de la Volga, Répine bouleverse, étonne, révolte... et saisit un monde bientôt balayé par la révolution d'Octobre. © Musée russe de Saint-Pétersbourg

Le tableau circule dans toute l’Europe. À 29 ans, Répine est célèbre, mais c’est à Paris, où il séjourne de 1873 à 1876, qu’il prend conscience que tout reste à faire et que la Russie doit trouver sa propre voie artistique pour ne pas reproduire ce qui a déjà été créé !

Paris est alors le foyer de la modernité et les impressionnistes commencent à faire des vagues. Répine y découvre l’orientalisme – sa Femme noire, unique dans son œuvre, est d’une éblouissante virtuosité –, les Parisiennes dont l’élégance et la liberté de ton le fascinent, et la Normandie, où il prend goût à la peinture de plein air et travaille "comme un fou".

Sa Fille de pêcheur, au visage un peu hébété et aux vêtements loqueteux, est bouleversante, petite sœur de toutes les misérables paysannes de sa Russie natale. En contrepoint, les douceurs de la vie familiale avec sa femme, Véra, rencontrée à Paris, et ses premiers enfants, qui lui inspirent des petites merveilles de naturel et de tendresse.

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Il reviendra à Paris, notamment pour l’Exposition universelle de 1900 qui lui vaudra la Légion d’honneur. Paris, dont il gardera la nostalgie, tant il a été frappé par son élan vital. "On ne va pas rattraper les Français, et ce n’est pas la peine de leur courir après ; on se retrouve estropié (…) leur pensée se développe à la vitesse de l’électricité dans l’action elle-même."

Il est toutefois très critique envers des artistes qu’il juge académiques et archaïques comme Cabanel ou Gérôme, et s’enthousiasme pour des peintres de bataille comme Meissonier, Detaille ou Alphonse de Neuville, dont les œuvres puissantes et tragiques lui rappellent "des pages de Guerre et Paix".

La Tsarvena Sofia Alexeïevna au couvent Novodievitchi en 1698. © Galerie nationale Trétiakov MoscouLa Tsarvena Sofia Alexeïevna au couvent Novodievitchi en 1698. © Galerie nationale Trétiakov Moscou

De retour en Russie, il puise son inspiration dans l’histoire ancienne avec des tableaux d’une grande violence concentrée, pour lesquels il fait des recherches documentaires approfondies. Ainsi pour Ivan le Terrible assassinant son fils en 1581, la tsarevna Sofia Alexeïevna cloîtrée dans un couvent et décomposée par la colère, ou encore les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan ottoman Mohammed IV, monument de truculence, d’hilarité et de provocation, qui lui vaut une immense popularité et des jugements plus mitigés des autorités…

Pour autant, il reçoit des commandes des tsars Alexandre III et Nicolas II – portrait étonnant de ce dernier, perdu dans une salle immense où le soleil s’arrête aux marches du trône…

Portrait du tsar Nicolas II. © Musée russe de Saint-PétersbourgPortrait du tsar Nicolas II. © Musée russe de Saint-Pétersbourg

Cependant, Répine est avant tout un peintre de son temps, celui où la Russie connaît ses plus terribles bouleversements : mouvements anarchistes, assassinat d’Alexandre II, révolution de 1905, guerre de 1914, guerre des Balkans, révolution d’Octobre… Mais aussi : aspiration au progrès, abolition du servage, développement des chemins de fer, de la science, de la médecine, sur fond de processions, de fêtes traditionnelles et de piété populaire dominée par la figure des archidiacres, "ces loups du clergé qui n’ont pas une once de spiritualité en eux".

Saisir les situations dans leurs ambiguïtés, leurs contrastes, leurs paradoxes, leurs apparences et leur sens profond, telle est sa jeunesse et, plus encore, Tolstoï, dont il sera un intime et dont il laissera plus de 50 portraits peints ou sculptés. Il est très proche du célèbre mécène et collectionneur, Pavel Trétiakov, dont il a brossé un portrait étonnant de nonchalance et de simplicité ; Trétiakov, "le Laurent de Médicis russe", dont le musée à Moscou a fourni une partie des œuvres exposées au Petit Palais.

Répine ne flatte pas ses modèles 

Sondeur de l’âme humaine, Répine ne flatte jamais ses modèles – "il est dangereux de tomber entre ses mains !", écrit l’un d’eux. Écrivains, artistes, musiciens – portrait poignant de Moussorgski ravagé par la dépression et l’alcool –, ou femme du monde magnifique et insolente, telle la baronne "rouge" Varvara von Hildenbandt, toute l’intelligentsia pose pour lui, tandis que Trétiakov lui commande d’innombrables portraits des gloires de la Russie.

Portrait de Modeste Moussorgski. © Galerie nationale Trétiakov MoscouPortrait de Modeste Moussorgski. © Galerie nationale Trétiakov Moscou

Au tournant du siècle, il refait sa vie avec une écrivaine et photographe, Natalia Nordman, forte personnalité, anticonformiste, féministe, végétarienne, qui l’accompagne dans sa retraite en Finlande, province russe jusqu’en 1917. Atterré par les excès des bolcheviks, il préfère l’exil à Kuokkala – rebaptisée plus tard Répino –, où ses enfants l’ont rejoint. Revenant aux thèmes religieux de...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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