"Le Paganini du peignoir", "le serpent de Ferrare", "le Tzigane élastique"... Giovanni Boldini fut abreuvé de critiques à l’aune de sa célébrité, de l’originalité de son génie et de sa prédilection pour les élites de la naissance et de la fortune. Un peintre "mondain", en somme, dont la technique est admirée, mais dont les sujets, essentiellement des femmes, sont jugés superficiels, voire sulfureux. D’autres en font l’égal de ses contemporains, Whistler, Sorolla, Singer Sargent.
Un style entre académisme et modernisme
Son ami intime, le célèbre caricaturiste Sem, évoque un "maître incomparable". Marcel Proust se dit "son admirateur dévoué", et sa virtuosité effare ses amis Degas, Manet, Helleu. Colette, qui le décrit dans son atelier, sautant, gloussant, grimaçant, monologuant et chantant des romances italiennes, est éblouie par ses "coups de brosse magiques". Mais derrière ses gesticulations, s’imposent à elle l’acuité et la subtilité du regard de "l’insigne vieux démon de la peinture". Mais d’où vient ce faune grotesque dont les portraits sont devenus le symbole de l’élégance et du raffinement du grand monde ?
Boldini est né à Ferrare, en 1842. Son père, peintre et restaurateur de tableaux, l’initie aux grands maîtres de la Renaissance italienne et l’envoie à Florence, en 1864. Il étudie le portrait sous la houlette de son maître Michele Gordigiani. En 1867, une richissime mécène britannique, Isabella Robinson Falconer, lui fait découvrir la France lors de l’Exposition universelle, puis c’est l’Angleterre et le retour définitif à Paris.

En 1871, il s’installe à Montmartre avec sa maîtresse et modèle Berthe, dont il a laissé des portraits, Berthe fumant, Berthe sur un banc ou Berthe à la campagne, d’une innocente sensualité. S’il n’a pas encore trouvé son style, il sait déjà très précisément ce qu’il veut, gagner beaucoup d’argent avec sa peinture sans se soucier des critiques ou des salons officiels.
Pendant une dizaine d’années, il vend ses tableaux au galeriste Adolphe Goupil qui dispose d’un réseau d’acheteurs dans toute l’Europe et aux États-Unis. Nourri des grands maîtres hollandais, espagnols et italiens, Boldini s’inspire aussi d’Ingres, de Meissonnier, et de ses amis impressionnistes.

Aux petites scènes de genre XVIIIe siècle très lucratives de ses débuts, succèdent des tableaux de la vie bouillonnante des grands boulevards parisiens, où se bousculent badauds, lorettes et crieurs de journaux. Le monde de la nuit magnifié par la fée Électricité le fascine et lui inspire des scènes de genre originales dans les cafés, les théâtres et les cabarets. Mais, c’est sans doute l’extraordinaire Cocher endormi emporté par son cheval au galop, récemment redécouvert dans une collection privée, qui exprime ce que sera son style. Un juste milieu entre académisme et modernisme, survolté par la fulgurance de la touche, la maîtrise des couleurs et la recherche du mouvement jusqu’au déséquilibre.
"Boldini a été le vrai peintre de son époque"
L’exposition du Grand Palais, à travers quelque 150 œuvres, révèle un peintre, qui au-delà du portrait, a maîtrisé tous les genres jusqu’à la nature morte, et toutes les techniques, comme en témoigne le magnifique portrait au pastel de Verdi. Boldini est fasciné par l’aristocratie de la Belle Époque, mêlant noblesse de l’Ancien Régime et titrés d’Empire, élites de la banque et de la révolution industrielle, magnats américains et grandes familles européennes. Le comte Robert de Montesquiou, dont le portrait est l’archétype de l’insolence et du dandysme, magnifiés par une époustouflante harmonie de gris, l’a introduit dans tous les salons du monde et du demi-monde parisien.

Avec la comtesse de Rasty, dont il a laissé des portraits très suggestifs, il forme un couple étonnant. La Belle et la Bête ! Boldini, outre sa très petite taille, est en effet très laid. Gnome ventripotent à la trogne bouffie que reflètent sans complaisance ses autoportraits et les caricatures de Sem, témoin par ailleurs de sa souffrance : "Quand il se regardait dans la glace, il se tirait la langue." Il est cependant d’une élégance raffinée, se fournit chez le tailleur du prince de Galles et défile devant ses amis comme un mannequin lorsqu’il reçoit ses commandes de Londres. "Il aurait voulu être aimé des femmes — les femmes qu’il peignait avec ivresse —. (...) Il aurait voulu être un beau dragon, mince et grand, avec un beau casque doré. Or il était petit et ventru, avec de gros doigts gonflés comme des boudins blancs."
Peindre une jolie femme le mettait en transes : "un crapaud qui va aux fraises", ironise méchamment le journaliste Jean Lorrain. Mais princesses, duchesses, grandes cocottes et comédiennes, toutes veulent se voir dans le miroir de Boldini. Longues, minces, telles des "orchidées vénéneuses et capiteuses", assises sur le bord du canapé de son atelier de l’avenue Berthier, elles semblent prêtes à s’envoler. Ou bien à exploser, en un feu d’artifice de gaze, de tulle, de satin et de velours, de transparences nacrées et de bretelles qui glissent.
, Lady Colin Campbell, 1894, huile sur toile, National Portrait Gallery, LondresYrSp3DEdK6.jpg)
Des femmes qui ne se dénudent que pour mieux rappeler combien elles sont divinement parées. Là est sa signature, de la princesse Bibesco à la marquise Casati, la comédienne Miss Bell, l’actrice Alice Regnault, la danseuse Cléo de Mérode, et tant d’autres. Certaines se mettent au régime pour avoir l’honneur de poser pour lui, quelques maris s’offusquent du décolletage de leur épouse, mais Boldini fait la mode, plus que Worth, Doucet ou Chanel, et "boldinise".

Un esthétisme exacerbé et une excitation frénétique qui lui sont reprochés. "D’un basset, il aurait fait un lévrier !" Mais c’est encore Sem qui décrit le mieux la profondeur de sa superficialité : "Boldini a été le vrai peintre de son époque ; il peignait les femmes à bout de nerfs, surmenées, de ce siècle épuisant (...) ces visions fulgurantes, en zigzag tels des éclairs de chaleur, tous ces frissons, ces trémoussements, ces crispations sont bien dans la note de ces temps de névrose."
, Le noble faubourg, sur papier, PariscrFjNfgxGI.jpg)
Non ! Boldini ne fut pas le "Paganini du peignoir", mais celui de la robe du soir et d’une...
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