Enquête. La nouvelle vie de château

Amoureux des vieilles pierres, ils se sont donné pour mission de faire revivre un édifice en péril, entre agroécologie, culture et tourisme. Souvent perçus comme des nantis, ces néo-châtelains doivent se battre pour défendre leur monument… sans y laisser toutes leurs économies. Point de Vue a mené l’enquête sur les bords de Loire, dans une région où la richesse de l’offre patrimoniale oblige les propriétaires à toujours plus d’inventivité.

Par Angélique d'Erceville - 19 août 2020, 11h47

 Au château de Bourmont, les fonds collectés lors du Château Challenge 2020 permettront de rénover la tour Saint-Jean, devant laquelle posent trois générations de la famille: Chantal et Michel de Bourmont, Servane et Amaury, Aymar et Côme.
Au château de Bourmont, les fonds collectés lors du Château Challenge 2020 permettront de rénover la tour Saint-Jean, devant laquelle posent trois générations de la famille: Chantal et Michel de Bourmont, Servane et Amaury, Aymar et Côme. ©Gilles Bassignac / Divergence

En cette fin du mois de juin, alors que les premières notes de la Sonate pour piano de Brahms s’élèvent dans la cour du château Les Douves, dans le Loir-et-Cher, l’émotion est palpable chez les musiciens autant que chez les spectateurs, tous heureux de partager ce moment, après l’épreuve du confinement. Hors cadre, Sébastien et Octavie Gresse, les châtelains organisateurs du festival, retiennent leur souffle, guettant la fausse note, ou la goutte de pluie.

Mais cette fois-ci, point de marronnier bicentenaire pour tomber en plein concert. "C’était comme un retour à la vie, tout le monde était très heureux et ça nous a confortés dans l’idée d’avoir maintenu notre programmation estivale", confie Sébastien Gresse, qui a initié ce festival en 2010 pour animer les lieux et ajouter une activité complémentaire à l’hébergement en chambre d’hôtes qu’il propose aux Douves.

Au programme du château des Douves, chambres d'hôtes, festival musical et galerie d'art. © Aerocom/les Douves

Être châtelain aujourd’hui, c’est surtout être un équilibriste: il faut trouver la bonne formule entre faire vivre les lieux et en vivre. Certains sont des héritiers, d’autres ont investi toutes leurs économies pour acheter leur château. Ils ont en commun la passion des vieilles pierres et une certaine humilité devant ces lieux chargés d’histoire. "On observe toute une frange de néo-châtelains qui achètent des monuments pour y vivre en famille et partager cette vie avec d’autres. Certains sont d’anciens cadres qui ont eu une carrière rapide dans la finance et désirent changer de vie", remarque Anne Crouan, la présidente du réseau d’hébergements Bienvenue au château.

Pour les candidats au changement de vie, l’offre ne manque pas. L’Anjou compte 1.200 châteaux, privés ou non, dont certains attendent d’être réveillés de leur torpeur. Ceux qui ont sauté le pas racontent, certes, le poids des travaux de restauration, mais surtout les petits bonheurs du quotidien: picorer des fraises dans le potager, ouvrir ses volets sur un donjon moyenâgeux… "On s’est lancés à corps perdu dans l’aventure. Avec le recul, nous étions un peu inconscients. Aujourd’hui on vit et on travaille sur place, c’est un projet familial autant qu’un projet de vie", poursuit Sébastien Gresse, qui a repris Les Douves à Onzain en 2008 avec son épouse Octavie, alors que leurs quatre enfants avaient entre cinq mois et 5 ans.

Le château de Villandry a été l'un des premiers à ouvrir ses portes au public. © Abaca

Au-delà de l’ouverture de chambres d’hôtes, le couple a développé un programme de concerts estivaux et une galerie d’art. Car lorsqu’ils endossent les habits de châtelain, ces nouveaux arrivants agitent leurs bâtisses et secouent la poussière qui avait pu s’y déposer. Plus aguerri, l’ancien antiquaire Claude-Hubert Le Carpentier passe pour un "serial repreneur". Le grand plaisir de cet amoureux des vieilles pierres? Racheter des propriétés à l’abandon, les restaurer pour les convertir en chambres d’hôtes et les revendre.

Aux commandes du manoir de la Salle du Roc, l’homme, qui en est à son quatrième monument, sait comment réveiller les belles endormies. "Hors entretien, il faut pouvoir investir environ le double du prix d’achat dans la restauration. Ensuite, je redonne une vie à la maison, je vends une atmosphère", explique-t-il.

Les nouveaux propriétaires s'unissent pour faire face à la pression financière 

Cette nouvelle génération s’inscrit dans les pas des Vogüé à Vaux-le-Vicomte, ou des Carvallo à Villandry, qui ont été parmi les premiers à ouvrir au public des châteaux privés, dès les années 1920. Leurs idées nouvelles, presque révolutionnaires, ont permis de pérenniser les monuments, y compris avec des revenus modestes.

Lors des prochaines Journées européennes du patrimoine, les visiteurs pourront observer le résultat des travaux sur le corps de bâtiments du château de Bourmont. © Gilles Bassignac

Pour épauler les novices dans leur projet de valorisation économique, la Fondation pour les monuments historiques (FMH) a créé un prix du Jeune Repreneur, avec une dotation de 25000 euros. Les candidats doivent avoir entre 18 et 45 ans et être propriétaires de leur monument depuis moins de cinq ans. "Chez les jeunes repreneurs, il y a beaucoup de belles histoires, mais il ne faut pas sous-estimer la pression financière et psychologique: s’ils ont reçu le monument en héritage, après que leurs prédécesseurs ont su l’entretenir, ils ne veulent pas être la dernière génération", souligne Marie-Élise Louges, chargée de projets à la FMH.

Au sein de l’association Demeure Historique (DH), le groupe d’échange des jeunes repreneurs rencontre d’ailleurs un franc succès. On y parle travaux, recherche de financement, conditions de transmission… "En partageant leurs idées, expériences et difficultés, les jeunes repreneurs réalisent qu’ils ne sont pas seuls à rencontrer certains obstacles", insiste Marie-Antoinette Guérard, en charge du groupe.

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La crise de la Covid-19 a ajouté de nouvelles questions à la liste: comment gérer les réceptions annulées, quelles conditions pour ouvrir cet été… Certes, les propriétaires peuvent bénéficier d’un régime fiscal particulier, de certaines subventions, ou recourir à des mécènes, mais il est rare que ces apports absorbent totalement les charges. Avec les jeux à gratter Mission Patrimoine de la FDJ, ou des plateformes comme Adopte un château et Dartagnans, le financement participatif apporte une pierre de plus à l’édifice. Pour sa quatrième édition, le Château Challenge a par exemple permis de financer une partie des réparations d’une tour de Bourmont, en Loire-Atlantique.

La famille de Bourmont entretient son château génération après génération. © Gilles Bassignac

Pour autant, la recherche d’autofinancement à travers des initiatives entrepreneuriales reste la plus sûre. "Pour que les monuments soient pérennes et traversent les époques, le modèle de l’entreprise s’impose: un château, c’est en moyenne 80.000 euros de dépenses d’entretien à couvrir chaque année!", rappelle Thibaud Lépissier, cofondateur avec Thibault le Marié du réseau Audacieux du patrimoine, hébergé à la Demeure Historique.

Réinventer l'expérience des visiteurs, la nouvelle mission des châtelains

Potager en permaculture, stage de yoga, centre d’exposition, escape game: les "Audacieux" ne manquent pas d’idées pour dépoussiérer l’image vieillotte qui colle aux monuments autant qu’à leurs propriétaires. "Encore aujourd’hui, on porte le poids idéologique de la Révolution et les châtelains sont considérés comme des nantis. En réalité, ce sont des passionnés surmotivés, des entrepreneurs du patrimoine qui créent de la valeur pour les territoires, avec des activités qui ne sont pas délocalisables", insiste Thibaud Lépissier.

Être châtelain au XXI e siècle, c’est savoir jongler avec les travaux et trouver les idées pour faire vivre son monument, comme le prouve Marc Lelandais à Château Gaillard. © Christel Jeanne

Une dizaine d’entrepreneurs a déjà rejoint le réseau, parmi lesquels l’ancien homme d’affaires Marc Lelandais, qui a repris Château Gaillard à Amboise et y a recréé une "route des agrumes", la famille Lépissier qui développe un lieu de ressourcement pour les familles au château de Laborde Saint-Martin, Julien Ostini qui organise des opéras participatifs au château de Linières…

Le château Gaillard, à Amboise, où est retracée l’histoire de la "route des agrumes". © Christel Jeanne

Depuis 2014, Thibault le Marié a pour sa part repris et développé l’entreprise Châteaux des langues, créée par sa mère, Aude, au château de la Mazure, en Mayenne. En parallèle, le jeune châtelain vient de nouer un partenariat avec une maraîchère qui va installer un verger et un petit élevage, pour permettre au domaine d’être autonome en légumes. "Nous devons contribuer à faire émerger de nouvelles pratiques agroécologiques: à l’époque, les incubateurs étaient déjà dans les châteaux, qui soutenaient les sciences et la médecine", insiste Thibault le Marié. Bientôt, les hôtes du château iront peut-être entre deux cours d’anglais se servir un œuf fraîchement pondu, directement au poulailler. À moins que l’espiègle fils du châtelain ne l’ait déjà chipé pour son propre petit-déjeuner…

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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