Nom de code : San Juan Hill. Lorsque à l’été 2019, Steven Spielberg met en boîte dans le plus grand secret sa vision de West Side Story, toute référence directe au titre du film – affichettes dans la rue pour annoncer le tournage, documents de travail… – est occultée au profit de cette "colline de San Juan". Tel fut le nom de ce quartier de Manhattan à l’ouest de Central Park, rasé dans les années 1950 par Robert Moses, urbaniste new-yorkais aux méthodes radicales, pour y installer le Lincoln Center. Dix blocs délabrés et théâtre des affrontements entre les Jets et les Sharks. Le destin shakespearien de ces deux gangs américains et portoricains triomphe sur scène à Broadway dès 1957, puis sur les écrans du monde entier en 1961 grâce à Robert Wise.
Les représentants des auteurs ont très vite accepté de participer à l'aventure
Un miracle dû à quatre mousquetaires entrés depuis dans la légende, le librettiste Arthur Laurents, le compositeur Leonard Bernstein, le chorégraphe Jerome Robbins et Stephen Sondheim, parolier des inoubliables Maria, Tonight ou America, qui vient de s’éteindre, quelques jours à peine avant la sortie du film. "Monsieur Spielberg en personne a contacté les représentants des auteurs", précise Jamie Bernstein, fille de Leonard Bernstein, qui nous reçoit au "Dome", appartement cossu de la 57e Rue. Avec son frère Alexander et sa sœur Nina, ils ont consacré ce lieu à la mémoire du compositeur dont les portraits de famille recouvrent chaque parcelle de mobilier.

Près des fenêtres, un piano à la robe de satin noir semble plongé dans un éternel sommeil depuis la disparition de son maître en 1990. "Steven Spielberg a eu ces mots : 'M’autorisez-vous à refaire West Side Story ?' Tous ont très vite accepté. Ils étaient même ravis. La seule chose pour laquelle la famille Bernstein avait son mot à dire était la musique. Et beaucoup de questions restaient à régler. Les arrangements, le choix de la version de Broadway, etc."
Pour Rob Striem, le terrain de jeux était tout autre. L’homme, qui porte le titre de "location manager", a guidé Steven Spielberg dans la métropole new-yorkaise afin de dénicher les décors à même d’exprimer la vision du cinéaste. Quitte à délaisser Manhattan pour explorer les trésors cachés du New Jersey. Cap sur Paterson, "le premier lieu que nous avons repéré", nous renseigne notre homme, une casquette des Sharks vissée sur la tête.
"Steven Spielberg avait à cœur de connecter son film au monde"
La bourgade connut une gloire éphémère en devenant dès la fin du XVIIIe siècle le premier grand centre industriel américain, surnommée "la cité de la soie" avant de sombrer dans une torpeur qu’elle semble n’avoir jamais quittée. "Steven Spielberg a passé beaucoup de temps avec notre équipe pour préparer et concevoir ces lieux", apprécie Rob Striem. Et il en faut de l’imagination pour voir en un simple parking du centre de la ville le décor du quartier des Jets. Certes, quelques escaliers de secours et bow-windows en fonte ponctuent les antiques façades de brique. Mais à l’écran, la métamorphose est plus spectaculaire encore.
Le drugstore de Doc, le Q.G. des Jets, prend vie à la place d’une boutique désaffectée, retournée à la ruine dès le tournage achevé. "Paterson aujourd’hui est bien plus représentatif du New York de l’époque, assure notre guide. La présence d’arbres dans Manhattan exclut aussi d’y filmer des séquences, car nos recherches nous ont révélé qu’ils étaient quasi absents du paysage urbain des années 1950."

En quelques semaines, les équipes de décorateurs jonchent le sol de gravats et de décombres afin de lui donner la patine des ruines de San Juan Hill. Deux rues plus loin, Paterson se mue en quartier des Sharks avec ses boutiques colorées et la perspective d’Ellison Street qui accueille quelques plans d’America, l’un des morceaux de bravoure du film.
"Steven Spielberg avait à cœur de connecter son film au monde, poursuit Rob Striem. Il voulait le rendre aussi vivant que possible tout en préservant l’authenticité et l’énergie de l’œuvre originale." Et si Maria et ses amies ont enflammé le cœur de Paterson le temps de cette chorégraphie endiablée, la séquence a également été tournée à Harlem, le long de St Nicholas Avenue, qui a conservé cette allure typique du New York d’antan.
Les spectateurs auront également le bonheur de découvrir à l’écran un lieu aussi méconnu qu’insolite, sis à l’extrême nord de l’île de Manhattan. The Cloisters – les cloîtres en VF – est un étonnant musée en forme d’abbaye néoromane bâti en 1938 et abritant une collection d’art médiéval européen. Véritable surprise du chef, cette imbrication de quatre cloîtres et presque autant de cryptes a séduit Steven Spielberg. "Il fallait voir les cent quarante membres de l’équipe circulant avec mille précautions au milieu des œuvres", s’amuse Rob Striem, fier de sa trouvaille.

À côté d’un gisant ramené de Touraine, Ansel Elgort et Rachel Zegler, alias Tony et Maria, promettent de s’aimer par-delà la mort sur l’air magnifique de One Hand, One Heart. Au loin, entre les créneaux du rempart inspiré de Carcassonne, on aperçoit le Washington Bridge enjambant l’Hudson…
Porter un autre regard sur West Side Story
Cette audace est à l’image de cette belle réalisation dans laquelle tout semble à la fois neuf et familier. Jamie Bernstein n’a pas oublié les premières réactions : "Lorsque monsieur Spielberg a annoncé qu’il allait se lancer dans cette aventure, cela irritait beaucoup de monde. 'Comment ose-t-il s’attaquer à ce joyau du cinéma ?' À vrai dire, le film de Robert Wise n’était pas exempt de tout reproche et il était temps de porter un autre regard sur cette histoire. Un exemple : les Sharks et leurs familles n’étaient pas joués par des acteurs latinos. Rita Moreno était la seule actrice portoricaine. Quant à mon père, il n’avait pas aimé l’orchestration de sa musique qu’il avait dû confier à quelqu’un d’autre…"

Une audace comparable irrigue pourtant sa partition. "Mon père sentait que sa musique était à la croisée des genres. Il était persuadé qu’elle avait sa place à l’opéra. Ses coauteurs l’avaient pourtant poussé à se tenir à distance de tout élan opératique, Arthur Laurents notamment. 'Saleté d’opéra !', avait-il lancé lors d’un hommage à Broadway après la disparition de mon père… Mais leur influence était aussi bénéfique. Il leur arrivait de réduire certains numéros, ce qui profitait toujours à l’œuvre. Et tous ensemble, ils ont trouvé le bon équilibre…"
West Side Story, de Steven Spielberg, le 8 décembre 2021.
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