Et si la plus italienne des icônes du cinéma ne répondait pas tout à fait aux canons de la muse méditerranéenne ? Grande blonde aux yeux gris et à la voix rauque, Monica Vitti aurait pu tout aussi bien venir d’un pays plus froid. Pourtant, celle qui détestait son nez au point de prendre garde à ne jamais apparaître de profil à l’écran, fut l’incarnation de la jeune femme romaine moderne des années 1960. Son tempérament solaire contrastait avec la nature souvent introspective des rôles que lui a offerts Michelangelo Antonioni dont elle a partagé la vie durant dix ans. Un paradoxe de plus pour l’actrice dont la carrière fait le grand écart entre les films graves et la comédie, et qui avait dissimulé la mélancolie de ses jeunes années à l’abri d’un sourire éclatant.
Ce sourire est resté gravé dans la mémoire de tous ceux qui l’ont croisée, comme en témoigne Gilles Jacob dans son Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes : "Dîner un soir chez Antonioni, à Rome. Monica est là, elle aussi, silencieuse comme une disciple attentive, pas du tout la maîtresse de maison qu’elle n’est plus. On nous sert du poisson devant une grande baie vitrée et je ne sais plus pourquoi Monica a soudain un fou rire contagieux qui tombe d’autant plus mal que je ne veux pas vexer le maître. Michelangelo venait de commencer un cours sur sa théorie du cinéma. Je me suis retenu tant que j’ai pu et puis j’ai pouffé à mon tour, relançant sans le faire exprès le fou rire de Monica. Elle dut sortir pour retrouver son calme. Michelangelo était contrarié mais il continua…"

La scène dit tout de la relation unique qui unissait le pygmalion à sa muse. Lui, le chantre des passions incommunicables, dont les intrigues se dissolvent dans des atmosphères de mystère face au tempérament entier de l’actrice. "J’ai un visage où se devinent trop facilement mes peurs, mes joies, mes peines, confesse-t-elle. Or, je n’aime pas être déchiffrée si vite. J’ai tellement rêvé d’être mystérieuse et énigmatique !" Antonioni ne pouvait que la combler.
La muse d’Antonioni
Ses rêves de cinéma éclosent lors d’une enfance malheureuse. Née le 3 novembre 1931 à Rome, celle qui s’appelle encore Maria Luisa Ceciarelli s’invente très tôt d’autres vies en jouant aux marionnettes. Dotée d’un humour féroce, elle combat la solitude et ses angoisses en se fondant dans ces identités de passage. Jouer tient de la nécessité absolue et lui permet de laisser passer un peu de jour sous la chape de son quotidien.
Ses parents lui interdisant toute sortie, elle prend des cours de théâtre en cachette et joue sa première pièce à 15 ans. L’expérience confirme sa vocation et lui donne la force de patienter jusqu’à sa majorité pour s’affranchir enfin de cette famille toxique. Et tandis qu’elle étudie au conservatoire d’art dramatique, sa voix particulière lui ouvre les portes des studios de doublage pour Fellini ou Pasolini. Puis après quelques apparitions à l’écran, sa rencontre avec Antonioni lors d’une séance de doublage pour Le Cri scelle son destin.
En trois longs-métrages, le cinéaste la propulse au rang d’icône. Monica Vitti devient la reine du cinéma d’auteur italien. Dans L’Avventura en 1960, elle est Claudia, qui noue une relation trouble avec Sandro (Gabriele Ferzetti) alors qu’ils sont partis à la recherche d’Anna (Lea Massari). L’accueil houleux à Cannes – une bagarre aux poings a même lieu sur les marches – qui lui décerne cependant le prix du jury, sert de caisse de résonance au film et révèle son cinéaste et son interprète.
L’année suivante dans La Nuit, Antonioni poursuit son exploration de la géométrie amoureuse avec une autre figure triangulaire. Cette fois Monica Vitti envoûte Marcello Mastroianni – marié à l’écran à Jeanne Moreau – le temps d’une brève liaison vouée à l’échec. Puis en 1962, l’actrice et Alain Delon composent l’un des plus beaux couples de cinéma dans L’Éclipse. Ils sont Vittoria et Piero, qui mesurent à quel point leurs différences ne sauraient que les éloigner l’un de l’autre. Le cinéaste filme cette errance existentielle dans les rues d’une Rome en reconstruction, dont les perspectives désincarnées constituent un décor au diapason des états d’âme du couple.
Vitti et Antonioni se retrouveront pour d’autres collaborations – Le Désert rouge en 1964 et Le Mystère d’Oberwald en 1980, mais se séparent à la ville en 1967. Et si les sentiments amoureux n’y sont plus, ils ont conservé une si grande complicité qu’ils habitent désormais le même immeuble sur une colline de Rome, dans deux appartements disposés l’un au-dessus de l’autre.
Comédie à l’italienne
Cette fin des années 1960 marque le début du deuxième acte de la carrière de l’actrice. Ce sont désormais les comédies qui trouvent grâce à ses yeux. Surprenante en quasi James Bond Girl dans le très pop Modesty Blaise de Joseph Losey, elle tourne par la suite pour Mario Monicelli – La Fille au pistolet, chevauchée revancharde à travers l’Europe – ou Ettore Scola pour Drame de la jalousie, dans lequel elle retrouve Mastroianni.
Libérée de l’emprise amoureuse d’Antonioni, elle s’éprend du chef-opérateur et réalisateur Roberto Russo dont elle partage la vie durant vingt-sept années avant d’enfin l’épouser en 2000. Et si Monica Vitti n’est plus tout à fait la reine du cinéma sophistiqué de ses débuts, elle conserve une place à part dans le cœur des Italiens. Se mettant en retrait de son métier en 1990, elle reçoit cinq ans plus tard un Lion d’or à Venise pour l’ensemble de sa carrière.

Mais déjà, la maladie a entamé son désolant ouvrage. Son époux révèle qu’elle souffre d’une sorte d’Alzheimer. Ses souvenirs la quittent peu à peu, son esprit s’efface plus vite que ce sourire ravageur qui traverse tant d’images de la muse. Laquelle avait trouvé refuge à ses peines dans la vocation de comédienne. "Pour moi, c’est un effort de vivre sans faire l’actrice, confiera-t-elle. C’est une fugue, c’est un choix, c’est une liberté, c’est une surprise…"