C’est un chef-d’œuvre d’une force et d’une audace inouïe, qui déclencha un scandale à l’aube du XVIIe siècle et fut refusée par les moines de l’église Santa Maria della Scala de Rome, à laquelle elle était destinée. Exposée au Louvre, La Mort de la Vierge, où Marie, le visage marqué par l’agonie et le corps boursouflé, gît en robe écarlate, pleurée par des apôtres, concentre tout le génie du Caravage. Dans ce clair-obscur, dont il reste le maître incontesté, s’y révèlent son art quasi cinématographique de la mise en scène et un sens de la dramaturgie servi par la virtuosité.
Dans l’ample fresque qu’il consacre au peintre, Michele Placido reconstitue l’épisode saisissant de la création de la toile, inspirée par la noyade tragique dans le Tibre d’une de ses amantes, la courtisane et prostituée Anna Bianchini, quand des mendiants ont prêté leurs traits aux saints. "Je cherche le réel", plaide-t-il lors d’un de ses multiples procès pour justifier ses blasphèmes. Imprégné de la vision fiévreuse du peintre, qu’incarne un époustouflant Riccardo Scamarcio, campant un artiste emporté dans sa fureur créative, Caravage immerge d’un même geste dans l’œuvre et le temps d’un homme éperdument libre, qui sera, à la manière d’une rock star, adulé avant d’être honni.

Dans le film, alors que condamné pour meurtre à Rome, il s’exile dans l’attente d’une grâce papale, commence en 1609 sa traque par "l’Ombre", un inquisiteur fictif (Louis Garrel), qui interroge celles et ceux qu’il a croisés. Historiquement documentée, l’enquête retrace son tortueux parcours, le cinéaste s’employant, au plus près du héros torturé, à rendre "toute l’authenticité du peintre avec ses vices et sa vertu, son humanité profonde et viscérale et, en même temps, la vérité de l’époque."

Car la vie de l’immense artiste aux frasques légendaires charrie tout à la fois, profane et sacré, violence et empathie. Né à Milan en 1571, au crépuscule de la Renaissance, Michelangelo Merisi, contemporain de Shakespeare, doit son nom au village de Caravaggio, dans la province de Bergame, où ses parents se réfugient quelques années après que la peste a décimé la famille, l’élevant dans la ferveur religieuse. Par son père, muratore (maçon ou maître d’œuvre) chez Francesco Sforza de Caravaggio, l’adolescent doué rencontre Costanza Colonna, l’épouse du marquis – une souveraine, Isabelle Huppert dans le film – qui, bouleversée par ses œuvres, lui apportera toujours, envers et contre tous, un soutien sans faille.

Dans l’atelier de Simone Peterzano, un fresquiste réputé de la capitale lombarde où il se forme, ses natures mortes et ses portraits suscitent rapidement l’admiration. Conscient de sa valeur, le prodige rêve de conquérir Rome, centre artistique de l’Europe, prisé des collectionneurs privés, où il s’installe vers 20 ans. Dans cette ville-monde aux sombres intrigues, cet observateur insatiable de l’humanité découvre la misère des rues et l’opulence des palais. À l’heure de la Contre-Réforme, les papes, soucieux de défendre la foi catholique, cherchent à attirer dans la Cité éternelle les plus grands talents, afin d’éblouir et d’asseoir le pouvoir de l’Église.

Amateur d’art éclairé, le cardinal Del Monte, qui a ses entrées à la cour pontificale, accueille le jeune homme prometteur, tandis que Giuseppe Cesari, dit le Cavalier d’Arpin, auquel Grégoire XIII, puis Clément VIII confient la décoration de chapelles et d’églises, le prend comme assistant pour son habileté dans l’exécution de fleurs et de fruits délicats, plus vrais que nature. Mais lui aspire à devenir le peintre du petit peuple, dans l’esprit de la congrégation de l’Oratoire de saint Philippe Néri dont il est proche, avec l’ambition de rendre l’Évangile accessible au plus grand nombre.
Un peintre visionnaire
Avec sa magie du clair-obscur et un réalisme radical, qui rompt avec le maniérisme de ses contemporains, Caravage va révolutionner la peinture. Transgressif et cependant habité par une intense spiritualité, il impose bientôt son style et sa démesure. À 27 ans, il produit son magistral triptyque dédié à saint Mathieu pour l’église Saint-Louis-des-Français. Ce formidable conteur excelle aussi à restituer l’instantanéité, comme dans l’arrêt sur image de son extraordinaire Judith décapitant Holopherne.

Dans sa quête obsessionnelle de la vérité, que le film met en lumière, il travaille jour et nuit, à la lueur de la bougie, oublieux du sommeil, et peignant dans l’urgence directement sur la toile, sans dessin préalable. Les misérables et voleurs qu’il fréquente dans les bas-fonds lui servent de modèles, nourrissant l’expressivité de personnages mythologiques vibrant de vie. Les corps érotisés de ses tableaux comme celui nu, d’une provocante sensualité, du Jeune saint Jean-Baptiste au bélier ou encore ceux de ses généreuses madones, fascinent autant qu’ils dérangent, quand son remarquable Ecce Homo montre un Christ rare à l’allure adolescente.
Pour La Madeleine repentante, afin de mieux saisir la douleur, il s’inspire d’une femme qui vient d’être fouettée. Seul l’essentiel intéresse Caravage, peintre des émotions et des tourments de l’âme, qui abandonne les fioritures pour se concentrer sur son sujet. Dans une cité où les artistes rivalisent de férocité pour s’attacher des mécènes, sa mauvaise réputation de dépravé bagarreur, attestée par des rapports de police, entache toutefois sa popularité. Injures publiques, coups et blessures : le rebelle ombrageux multiplie les forfaits, s’attirant les inimitiés.

En 1606, lors d’une ultime rixe, il blesse mortellement à l’épée Ranuccio Tomassoni, un aristocrate romain sulfureux. Condamné par contumace à avoir la tête tranchée, il s’enfuit à Naples, où il sera à son tour victime d’une attaque. Rongé par le remords pour le crime qu’il a commis, Caravage ne cesse cependant de peindre, dont ce David avec la tête de Goliath, lequel, face sidérée, lui ressemble. Une toile qu’il dédie au pape pour implorer son pardon, dans l’espoir que ce dernier autorise son retour à Rome. Son errance conduira le maître lombard jusqu’à Malte, où il réalise encore La Décollation de saint Jean-Baptiste, comme si la décapitation le hantait. C’est le seul tableau qu’il signera, d’un doigt trempé dans le sang du martyr.

Maudit, le Caravage ne reverra jamais Rome. Dans le film de Michele Placido, après l’avoir retrouvé, "l’Ombre" impitoyable, à la solde du courant obscurantiste de l’Église, le somme d’abjurer et de renoncer à son art hérétique. En réalité, le peintre, usé par ses excès, meurt en 1610 sur une plage toscane,...
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