Pas d’exception royale. À peine arrivé au Depot Boijmans de Rotterdam pour son inauguration, Willem-Alexander des Pays-Bas a dû se plier à la règle qui s’impose entre ces murs. Laissant son pardessus dans un casier, le souverain a revêtu la blouse blanche de rigueur. Quiconque souhaite démarrer la visite du musée doit effectivement laisser son manteau au vestiaire, même le roi des Pays-Bas. Et pour cause. Plus qu’un musée, le Depot est un coffre-fort qui se visite.
Le Depot Boijmans
Le bâtiment renferme les réserves des collections de la ville de Rotterdam, notamment celles de l’historique Boijmans Van Beuningen, et de quelques collectionneurs locaux. Habituellement remisés dans les réserves, les chefs-d’œuvre au repos sont ici visibles.
Remontés à la lumière, les voici exposés dans des vitrines, accrochés dans des compartiments de stockage ou en cours d’analyse au microscope électronique sur la table d’un restaurateur.
Richement dotés, les musées ne peuvent matériellement pas exposer toutes leurs œuvres au public. Plus de 90 % des fonds sont hors-champ. Au Depot, les oubliés de la cave deviennent donc les vedettes de la visite. Pour ce projet insolite, un bâtiment singulier a été imaginé par les architectes de l’agence MVRDV.

Comme posé au milieu de l’esplanade des musées de Rotterdam, ce grand bol – peut-être un pot de fleurs si l’on se fie aux pins et bouleaux qui émergent du toit terrasse – est un ovni architectural, entièrement recouvert de 1664 miroirs courbes.
Réserver un billet en avance garantit à chaque visiteur de pénétrer dans le gigantesque entrepôt, régi comme une banque. Toutes les heures, trois visites guidées gratuites permettent de découvrir le bâtiment, d’observer à travers de larges baies vitrées tous les métiers du musée, voire de passer un moment du côté des coulisses.
les coulisses de la conservation des oeuvres d'art
Après le rez-de-chaussée coloré de néons jaune fluo et de casiers en Plexiglas rose bonbon, le béton gris s’impose, gage de la solidité et de la sécurité des lieux. Réparti sur six étages, le Depot permet de découvrir tous les métiers à l’œuvre dans un musée.
Aux extrémités des passerelles, de grandes baies vitrées laissent le visiteur observer les salles de stockage ou les espaces de restauration. Si le compartiment est sombre, charge au passant d’appuyer sur l’interrupteur pour éclairer la pièce, un peu comme on allume les fresques des églises en Italie…

C’est là toute la vocation du lieu : rendre visible l’invisible et montrer les coulisses de la conservation des œuvres d’art. "Le bâtiment a été dessiné pour rendre accessible au public des étapes de la vie d’un musée qui ne l’étaient pas : d’où ce jeu de transparence dans les matériaux", explique le guide qui nous entraîne dans l’atrium strié d’un impressionnant dédale d’escaliers, que M.C. Escher n’aurait pas renié. Il n’est pas rare que les visiteurs, en croisant un chariot sur lequel des employés transportent un grand tableau, entendent le guide leur demander de se ranger : "Laissez passer le Rembrandt s’il vous plaît."

Au fil des étages, treize vitrines d’expositions temporaires dévoilent, de façon presque classique, des morceaux choisis dans les collections. Ici, une robe Viktor & Rolf, là une collection de sculptures en bois de la Vierge Marie, venues de divers lieux sacrés, plus loin le prototype d’un vélo. Lors de sa visite, le roi des Pays-Bas s’est fait ouvrir une de ces vitrines, pour prendre la pose entre une œuvre de Rodin et un oiseau de Picasso, quitte à devenir lui même une installation éphémère !
Au total, cette "banque" entrepose quelque 151.000 œuvres, dont 88.000 estampes et dessins. Pièces de haute couture, sculptures, meubles : les œuvres balayent sept siècles d’histoire de l’art. Plutôt que d’être rangées par période ou par style, leur emplacement est déterminé par leur matériau principal, qui définit leur mode de conservation, et leur format, qui influe sur leur système de stockage.

Au quatrième étage, une galerie presque classique présente une sélection de chefs d’œuvre. Mais même là, les tableaux sont exposés de façon à ne rien cacher au visiteur. Grâce aux "chevalets de cristal" conçus par l’artiste italo-brésilienne Lina Bo Bardi, les tableaux sont plantés debout au centre de la galerie, tenus par des structures de Plexiglas enchâssées dans un bloc de béton.
Un vrai changement pour qui est habitué à voir des tableaux dos au mur. Ainsi, le visiteur circule entre un Titus à son bureau de Rembrandt, La Tour de Babel de Bruegel l’Ancien, une composition de Mondrian et un Portrait d’Armand Roulin par Van Gogh. L’occasion d’observer les étiquettes de transport collées au dos des encadrements, comme le tampon d’Elisabeth Farnèse, reine d’Espagne au XVIIIe siècle, derrière la toile de Bruegel l’Ancien.
Le coffre-fort du Depot
Si le Depot est une banque, la salle des "objets suspendus" est sans nul doute son coffre-fort. À l’heure dite, pas une minute avant ou après, le personnel de sécurité déverrouille le mécanisme et lance l’ouverture de la porte. Il faut alors montrer patte blanche ou plutôt pied propre. Aucune poussière, aucune feuille d’arbre ni grain de sable ne doivent entrer dans ce saint des saints.

Un éventail de rails y dévoile des centaines d’œuvres au repos. Accrochées sur des grilles les unes à côté des autres, elles attendent leur heure de gloire dans cet incroyable compartiment, où la température est maintenue en permanence à 20°C et le taux d’hygrométrie à 50 %.
Les 2300 pièces rangées ici représentent les trois-quarts de la valeur totale des œuvres conservées au Depot, estimée à 8 milliards d’euros. Un spectacle inédit et impressionnant qui ne dure que quelques minutes, après lesquelles le guide bat le rappel pour entraîner les visiteurs vers la sortie. Les chefs-d’œuvre endormis, eux, resteront encore longtemps dans leur antre, avant de reprendre peut-être, un jour, le chemin d’un musée.
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