Vendredi 24 juin 2022. Sur le chemin qui mène au mont Saint-Odile, hautlieu touristique situé à environ 30km au sud-ouest de Strasbourg, dont randonneurs et pèlerins se partagent les sentiers parfois abrupts, une étrange caravane serpente lentement. Caméras aux grues imposantes, projecteurs, énormes bobines de fil électrique, et même, transportés dans une cage, deux renards que porte à bout de bras et de mauvaise grâce Pierre Cadéac, dresseur d’animaux bien connu du milieu du cinéma — il a participé à Gladiator de Ridley Scott (1999), au Peuple migrateur de Jacques Perrin (2001) et, plus récemment, à la série Zone blanche de Mathieu Missoffe (2017- 2019).
La petite troupe progresse au milieu d’une forêt de chênes et de sapins. Sous ses pieds, épines, feuilles, fougères forment un épais tapis dont les teintes vont du vert à l’ocre. Elle dépasse un imposant rocher offrant un point de vue inattendu sur la plaine d’Alsace qui s’étend en contrebas. La voici qui s’arrête maintenant devant un amoncellement de lourds blocs de grès. Il s’agit de l’une des portions du "mur païen" que cherche Laurent Grasso.

Cette enceinte de 11 km de long, par endroits haute de 3 m et épaisse de 2 m, n’a pas encore livré tous ses secrets. Les archéologues débattent à son sujet. Muraille défensive ou liée à un culte religieux ? Ouvrage construit à l’âge du bronze ? Au IIe siècle avant notre ère ? Au VIIe siècle ? Peu importe. Lors des repérages, l’artiste a été intuitivement attiré par cet ouvrage surgissant au milieu de la nature tout en faisant corps avec elle. Les mousses tour à tour vert vif et vert sombre, ainsi que les lichens vert-de-gris ont colonisé le mur qui, telle une immense sculpture antédiluvienne, marque le paysage du sceau d’un insondable mystère. C’est sans doute la raison pour laquelle Laurent a décidé d’en faire le fil conducteur de son film.

"Moteur demandé. Ça tourne !", annonce Louise, assistante réalisatrice. L’équipe filme une scène où un nuage artificiel flotte entre les arbres. Brusquement, Jean-Louis adresse un "Stop fumée !" à Éric et à Sandrine, les artificiers armés d’un pistolet à paraffine utilisé pour fabriquer des nuages. Concentré sur l’objectif qu’il s’est fixé, Laurent Grasso ne quitte pas l’écran de contrôle des yeux. Rien de ce qui se passe, dans le champ et hors champ, ne lui échappe. Silencieux, il opine du chef, pensant déjà au montage, à l’agencement des plans, aux images qui seront incrustées, à la musique que composera Warren Ellis…
De la forêt à la nef
Le lendemain, au même endroit, les rayons du soleil traversent le couvert forestier, réchauffant l’humus. Micha Lescot s’est échappé des répétitions de Richard II, de Shakespeare. D’abord présentée au festival d’Avignon, la pièce sera reprise à l’automne au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Le comédien y joue le roi Richard en proie à l’hostilité de grands seigneurs menés par son cousin Bolingbroke qui, après l’avoir déposé, ordonnera son exécution. Pour le film de Laurent Grasso, Micha a échangé son élégant costume blanc contre un bleu de travail. Ses tirades sur le pouvoir et la trahison ne sont plus de mise. Tout repose désormais sur sa silhouette muette et déterminée qui longe le mur païen.

Nouvelle scène. Gros plan sur le renard qui vient de sortir de sa cage, puis sur l’acteur. Confrontation de deux ordres, l’humain et l’animal, qui se fondent dans un même paysage, avant que chacun ne reprenne son chemin. Imperturbable, le comédien se dirige vers le pyrophone monté par Michel Moglia. Cet étrange instrument est un orgue à gaz qui se compose de cinq tubes de verre de différente longueur se déplaçant de haut en bas. À l’intérieur de chaque tube, des flammes d’intensité variable s’échappent d’un brûleur. Lancinants et entêtants, tantôt graves, tantôt plus aigus, les sons qui se dégagent ressemblent à des chants d’oiseaux ou de baleines.

Le visage de Micha Lescot passe derrière le pyrophone, se voilant de flammes orange. Il faudra encore trois journées de tournage pour obtenir la matrice de l’exposition du collège des Bernardins — ce n’est pas un hasard si Laurent Grasso leur a donné le même titre, Anima. "Le décor naturel où nous avons tourné, précise l’artiste, résonne avec la forêt de colonnes du bâtiment cistercien historique, où j’ai accroché des peintures qui reprennent des éléments présents dans le film." L’exposition se déploie à travers les trois nefs de la grande salle de style gothique et se prolonge dans l’ancienne sacristie où le film est projeté sur tout un mur. Partie intégrante du décor, il saisit le visiteur qui se trouve immergé dans ce fascinant travelling d’une quinzaine de minutes.

"En tant qu’artiste, conclut Laurent Grasso, mon ambition première est d’inventer des 'machines' à travers lesquelles regarder le monde de manière nouvelle et poétique. Évidemment, toutes mes œuvres sont irriguées par le contexte politique et environnemental actuel qui s’impose à nous." Au bout de cet étonnant voyage à travers la forêt des Vosges, demeurent un souffle, une âme — pour reprendre le titre du film et de l’exposition, Anima —, et une invitation poétique à retrouver un lien harmonieux, même s’il est utopique, entre l’homme et la nature.
Anima, jusqu’au 18 février 2023, au collège des Bernardins, 20, rue de Poissy, 75005 Paris.
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