"Quand j’évoquais le nom du docteur Pozzi, la réponse était toujours négative. De temps en temps quelqu’un me disait: peut-être est-il de la famille de Catherine Pozzi? Sa fille, qui était poète et l’amante de Paul Valéry, est devenue plus connue que lui." Ce personnage qui intrigue tant Julian Barnes fut pourtant une célébrité à la Belle Époque. Sarah Bernhardt, qui l’aime, "je suis vôtre à mourir d’amour, je suis tienne jusqu’à la folie", le surnomme "Docteur Dieu". Pour la grande salonnière Lydie Aubernon, il est "l’amour médecin". Et Alice, princesse de Monaco, le trouve "si beau, que c’en est dégoûtant!"
Mais Samuel Pozzi est aussi un très grand professeur de médecine, initiateur et titulaire de la première chaire de gynécologie en France. Il est né à Bergerac, en 1846, fils de pasteur et issu d’une famille de protestants italiens persécutés et réfugiés de la Valteline. Après une enfance heureuse à La Graulet, la maison familiale de sa mère, demeure à laquelle il restera toujours très attaché, Samuel étudie la médecine à Paris. Il réussit brillamment, sous la houlette de Paul Broca, et fréquente déjà le salon de la princesse Mathilde.
À 30 ans passés, il épouse une héritière lyonnaise, Thérèse Loth-Cazalis. Le jeune couple s’installe au n°10 de la place Vendôme, et reçoit. Samuel brille, Thérèse, hôtesse accomplie, mais trop discrète, est bientôt surnommée "la muette de Pozzi".

C’est dans leur salon, tendu de tentures écarlates, que le peintre américain John Singer Sargent vient, des semaines durant en fin de matinée, immortaliser le médecin. Un portrait au pinceau, qui nous vaut aujourd’hui le portrait à la plume, non moins ciselé, de Julian Barnes: "Je pense que le peintre a utilisé Pozzi pour nous charmer. Il avait reconnu la force de la personnalité, la figure princière de son modèle. Un homme de science, de raison, un esprit du XVIIIe autant que du XIXe siècle."
Racontez-nous votre "rencontre" avec Samuel Pozzi…
La première fois que je l’ai croisé, pas personnellement bien sûr, c’était en découvrant Le docteur Pozzi dans son intérieur, lors d’une exposition consacrée à Sargent à la National Portrait Gallery de Londres, en 2015. Tout au bout d’une longue galerie, j’ai aperçu cette grande toile écarlate. Un portrait plein de force, de vigueur. Une critique féminine a écrit qu’en s’approchant elle s’était sentie rougir. Pozzi conserve un grand pouvoir de séduction, même longtemps après sa mort.
Vous n’aviez jamais entendu parler de lui?
Non. La notice à côté du tableau indiquait qu’il s’agissait de Samuel Pozzi, un célèbre gynécologue. Deux choses me sont passées par la tête. La première c’est que j’avais déjà vu des portraits de médecin, de dentiste, mais jamais de gynécologue. La seconde, c’est que je connais assez bien la deuxième moitié du XIXe siècle en France sans jamais avoir lu, ni entendu la moindre allusion au sujet de cet homme. Il était très connu dans son milieu, mais on a pourtant peu écrit sur lui. Même le journal des Goncourt, l’un des grands documents sur la période, n’y fait que de brèves allusions.
Et vous avez décidé d’en savoir plus…
Il m’intriguait. J’ai entamé des recherches et ce grand chirurgien, ce pionnier de la gynécologie, ce médecin qui aidait les femmes m’a très vite intéressé. En même temps, si l’on en croit sa réputation, c’était un grand séducteur. Je me suis interrogé: paradoxe, hypocrisie? Mais il y a très peu de preuves de sa vie sexuelle. Et aucune femme n’a porté plainte. Son seul duel portait sur un sujet politique, à une époque où la pratique était encore courante pour des raisons d’adultère. Finalement, cette question m’intéressait moins que Pozzi l’homme de société, l’homme de science représentant la France lors de grandes conférences au-delà des frontières.
Il a tout de même une vie sentimentale bien remplie…
Il était séduisant, et il séduisait. Sarah Bernhardt a été l’un de ses grands amours. Ils se sont connus très jeunes et leur amitié, fidèle, s’est poursuivie pendant cinquante ans. Ils étaient tous deux très indépendants, deux fortes personnalités, mais dévoués l’un à l’autre. À 33 ans, il épouse Thérèse Loth-Cazalis, "jeune, riche et belle" héritière, mais en dépit de la naissance de trois enfants, Catherine, Jacques et Jean, le mariage n’a pas été heureux. Plus tard, son grand désir a été de vivre avec Emma Fischhof, sa maîtresse et compagne de voyage pendant des années. Mais Thérèse, bonne catholique, a toujours refusé le divorce.

Est-il heureux malgré tout?
C’est même le seul homme dont Robert de Montesquiou soit envieux, de cette attitude envers la vie. Chaque matin, Pozzi se réveille en sachant qu’il a plus à faire dans la journée qu’il n’en sera capable. La médecine à pratiquer, une vie mondaine, amoureuse… C’est un grand collectionneur d’objets d’art, et il voyage beaucoup. Il trouve du plaisir en tout. Le contraste est assez frappant entre sa vie en société, avec ses collaborateurs, ses amis, les femmes, tout ce qui le rend heureux, et sa vie de famille, la morosité de Thérèse, épouse insatisfaite. Il se bagarre également sans arrêt avec sa fille Catherine, à la personnalité aussi forte que la sienne. Elle l’aime tout en le critiquant. Elle le voudrait différent. S’évader du foyer, la seule chose qu’il ait ratée, est probablement la clé du bonheur.
Sur le plan médical, Pozzi est-il un avant-gardiste?
Particulièrement dans son rapport aux patients. À l’hôpital Broca, une bibliothèque est créée et les salles décorées de fresques de ses amis peintres Girard, Dubufe ou Clairin. Aux États-Unis, il a découvert les "comités de dames" qui s’occupent du bien-être des malades et en institue la pratique dans ses services. Il professe la rapidité pour les interventions chirurgicales, et les incisions les plus minimes. Et surtout, il est très psychologue dans son approche des femmes. À une époque où la médecine, exclusivement masculine, est un peu brutale, il insiste sur le fait que les patientes doivent être traitées avec douceur et respect. Pour éviter tout embarras, il préconise d’éviter le contact du regard entre le médecin et la patiente durant l’examen gynécologique. Pour le confort, il demande aussi aux praticiens de tiédir le spéculum à l’eau chaude.

Qui sont ses amis, la société intellectuelle de la Belle Époque dont vous brossez le portrait?
Robert de Montesquiou et Edmond de Polignac, avec qui il vient à Londres faire du "shopping intellectuel", comme ils disent. Le cercle de Proust, dont le frère, Robert, est son assistant. Les fameuses hôtesses du temps, Madame Aubernon, la comtesse de Noailles… Beaucoup de peintres. Et c’est un grand wagnérien, comme la plupart de la société de la Belle Époque, tout le temps à Bayreuth. Il est là où il faut être, toujours intéressant, plein de tact, charmant. Sans jamais choquer toutefois, ce qui explique finalement qu’il soit si peu présent dans les documents de l’époque. Montesquiou, l’homme qui a le plus écrit sur lui, et pour qui c’est une nécessité de se quereller au moins une fois avec tout le monde, et au moins une fois par mois, n’a jamais été en froid avec Pozzi.
Politiquement, pourtant, c’est un homme engagé?
Il est républicain, sénateur de la Dordogne et dreyfusard… Les seuls amis qu’il n’ait jamais perdus sont les antidreyfusards. Il a une approche scientifique de la vie et de la connaissance. Une de ses grandes phrases est: "Le chauvinisme est une des formes de l’ignorance". Pozzi cherche la vérité où elle se trouve. Toujours clair quant à ses choix, et c’est un patriote. Pendant la Grande Guerre, à presque 70 ans, le lieutenant-colonel Pozzi a la charge de trois hôpitaux où il opère sans discontinuer. Il enrôle même sa fille comme infirmière, mais Catherine est trop sensible et ne tient pas sept jours.
Tout est romanesque chez cet homme, même sa mort…
Pourquoi accepter d’opérer, en juin 1915, Maurice Machu, un obscur agent du fisc de Boulogne-sur-Mer, étranger à son cercle social, et pas même en danger? En pleine guerre, il avait tellement plus important à faire. Mais il a dû penser qu’il pouvait résoudre son problème. Trois ans plus tard, ce patient déséquilibré, qui rend les soins prodigués par Pozzi responsables de son impuissance, se présente à son cabinet, avec une arme à feu, pour le tuer.
*L'homme en rouge, par Julian Barnes, aux éditions Au Mercure de France. 300 p., 23,80 euros.
Les...
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