Un vallon bordé de bois, une prairie qui serpente le long d’un ruisseau, le silence... hors du monde, le lieu est propice à la retraite de l’âme. Dès la fin du XIIe siècle, les moines, répondant à la règle de saint Benoît, ne s’y trompent pas et choisissent ce lieu sauvage, dans les marches désertes du Rouergue, pour édifier l’abbaye de Beaulieu, quarante-cinquième fille de Citeaux. L’aventure commence. Des siècles de labeur et de prières passent, avant les guerres de religion et la Révolution qui annoncent un long sommeil. Si l’abbaye résiste durant des siècles aux morsures du temps, son non-avenir semble scellé.
"Ce fut le coup de foudre, et en même temps un serrement de cœur"
Passionné par l’histoire de ce lieu sur lequel il veille depuis 2018, Benoît Grécourt, l’administrateur du site, s’en fait volontiers le guide : "C’était sans compter sur le hasard... En 1953, Pierre Brache et Geneviève Bonnefoi, un jeune couple de collectionneurs d’art moderne en vacances dans la petite ville de Najac toute proche, découvrent avec stupéfaction Beaulieu au détour d’un chemin."
Pierre Brache écrit : "Ce fut le coup de foudre, et en même temps un serrement de cœur. L’église transformée en grange et en étable était comblée de gravats. Cette abbaye était tombée dans un état d’abandon pitoyable. Elle faisait songer à un navire naufragé." Seul le logis abbatial remanié au XVIIIe siècle s’adonne encore à la villégiature. Ornée de deux clochetons coiffés d’ardoises en écaille, sa façade de pierres ocre regarde au sud s’épanouir son immense séquoia, témoignage d’un parc à l’anglaise planté à la fin du XIXe siècle.

Sous le charme, le couple n’a qu’une idée en tête : racheter l’abbaye pour "sauver ce joyau". Le temps de la réflexion. Des transactions. Fin 1959, ils franchissent le pas et tentent l’aventure Beaulieu. "La vente se fait en mars 1960. La passion de Pierre Brache pour l’œuvre de Constantin Brancusi permet sa réalisation, poursuit Benoît Grécourt. En 1960 la vente d’une sculpture, Le Poisson finance l’acquisition. Un an plus tard, celle du Premier cri servira à régler en partie les travaux de restauration. Et les voilà propriétaires d’un domaine de 50 hectares, comprenant l’abbaye et une suite de dépendances...".

Commence un interminable chantier de plus de dix ans, durant lesquels le couple enrichit considérablement sa collection. Dès l’après-guerre, sans fortune véritable, Pierre et Geneviève fréquentent les galeries du renouveau artistique, achètent des œuvres – qu’ils payent parfois en plusieurs mensualités – d’artistes émergents qui les séduisent, qui, pour beaucoup, deviendront célèbres. L’abbaye sauvée, le rêve ultime des collectionneurs devient réalité : le premier Centre d’art contemporain de Midi-Pyrénées voit le jour en 1970. "Le pari était audacieux, d’autant que le lieu est excentré", note l’administrateur.

Le couple a-t-il vu trop grand ? L’aventure de Beaulieu a raison de sa relation fusionnelle. Dans les années 1970, Pierre et Geneviève se séparent, sans toutefois s’éloigner. Geneviève ne supporte plus les fièvres de la capitale et les égarements du marché de l’art contemporain. Elle s’installe à Beaulieu et se consacre à sa vocation de critique d’art, tandis que Pierre emménage dans une grange fortifiée du domaine. Leur divorce pose cependant la question de la pérennité de leur collection. Afin d’éviter toute dispersion, ils font don de l’abbaye et d’une grande partie de leurs œuvres à la Caisse nationale des monuments historique et des sites, aujourd’hui Centre des monuments nationaux (CMN).
Une collection de plus de 1.300 oeuvres
En 1999, Pierre meurt et fait de Geneviève sa légataire universelle. Devenue au lendemain de la donation conservatrice du monument, elle y vivra entourée de sa collection jusqu’en 2012, date à laquelle elle vend un Poliakoff pour acheter un appartement à Paris, où elle s’éteint en 2018 à l’âge de 97 ans. "Après avoir épousé en 2015, le peintre Jean-Jacques Saignes. L’histoire est aussi romantique", souligne Benoît Grécourt. Désormais propriétaire de l’intégralité de la collection, le CMN met en place un important programme d’aménagements à vocation muséographique.

"J’ai suivi la restauration du lieu qui est maintenant visitable dans son intégralité, mais aussi l’étude des collections sur lesquelles j’ai eu la chance de travailler, explique Benoît Grécourt. Une aventure extraordinaire qui a duré un an. Le logis était plein à craquer. On a fait du tri. La collection n’était que partiellement connue avant la mort de Geneviève. 1.363 œuvres, des tableaux, des tapisseries, des dessins, des tableaux, des sculptures, c’est colossal !"

Devant le logis abbatial, un jardin de roses aux formes libres entrecoupé d’allées engazonnées rend hommage à cette mécène qui aimait les fleurs délicates. Souvenir des cultures monastiques, le jardin borde l’aile du réfectoire des moines, où sont exposées les premières œuvres acquises par les collectionneurs, telles deux aquarelles d’Henri Michaux, une abstraction géométrique de Vasarely intitulée Sénanque III et une toile d’Hartung, de 1948, où court le geste instantané de l’artiste.

Après avoir monté les degrés d’un escalier monumental, la visite se poursuit à l’étage, où trois salles thématiques dévolues au nuagisme, à la matière, au geste, traduisent le goût pour l’art subjectif des collectionneurs. Plus loin, dans le couloir, une toile presque uniformément blanche, signée Jean-Jacques Saignes, évoque les amours de Geneviève pour le peintre. Vient ensuite le bureau de la gardienne des lieux, d’autres pièces pensées comme des monographies d’artistes – Simon Hantaï, Henri Michaux et Jean Dubuffet, l’ami du couple, une des figures marquantes de la collection –, et, enfin, la bibliothèque et ses quelque 3.000 ouvrages, catalogues d’exposition, livres d’art, ainsi que les correspondances entretenues avec les artistes, sur laquelle veillent des masques du Dogon et de Papouasie.

La visite se termine par une découverte extraordinaire. Passé une porte de verre, le nouvel escalier des matines conduit à l’église abbatiale, fantastique monument de lumière et de paix avec, ultime héritage des maîtres des lieux posé au fond de l’abside, le monumental triptyque de Jaroslav Serpan, commandé à l’artiste par Geneviève.
Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue, 82330 Ginals. Tél. : +33 (0)563245010.abbaye.beaulieu@monumentsnationaux.frEntrée : 6 euros.
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