Pourquoi? Avec la Callas plus encore qu’avec aucune autre de ces femmes d’exception qui ont marqué le siècle, la question se pose: comment devient-on un mythe ? Elle fut la "chanteuse la plus célèbre du monde". Mais il y en eut d’autres avant elle. Et après? Sans doute collectionna-t-elle les records: 37 minutes d’applaudissements ininterrompus à la Scala. Des centaines de bouquets de fleurs jetés sur la scène. Des critiques dithyrambiques. Une hystérie collective. Une légende vivante. Mais aussi des jalousies, une haine farouche, des dénigrements sans retenue, des détracteurs acharnés.
Pour avoir été une star, faut-il payer en monnaie de solitude et de malheur le privilège de devenir immortelle? Pourquoi, après de 25 ans après sa mort, "la voix aux mille visages" continue-t-elle de faire pleurer ceux qui se souviennent, et de fasciner ceux qui la découvrent? Et comment s'installe-t-on mystérieusement et définitivement dans ce paradis fermé, où ils sont quelques-uns seulement à s'asseoir sur leur trône, ceux qu’on appelle des mythes et qui ont nom Greta Garbo, Marylin Monroe, Rudolf Noureev, Edith Piaf…?
Maria Callas a toujours déchaîné les passions, entre hommages élogieux et critiques acerbes
Quelques dates, et quelques jugements. 1957: "Fascinante!" C'est le cri de Luchino Visconti, après sa brouille (momentanée) avec la diva. Il écrit à Battista Meneghini, le mari de Callas, le suppliant: "Engage-moi comme jardinier, afin que je puisse chaque matin continuer à entendre chanter Maria"… En 1954 déjà, un jeune chef qui comble les vœux du public milanais est à son tour conquis: "Je n’ai jamais rencontré une interprète de la dimension de Callas. Il est juste qu’elle soit entrée vivante dans la légende." Il s’appelle Giulini. 1950: Arturo Toscanini, "pape" de la musique italienne, "l’Illustrissime", qui avait jusqu’alors refusé de reconnaître en Callas une artiste de premier plan (il régnait sur la Scala et aimait Tebaldi), demande à entendre la nouvelle diva. Bouleversé, il déclare: "Je ne pensais pas qu'il existât une chanteuse capable de donner à Lady Macbeth ces 'intonations diaboliques' écrites par Verdi. Ce sera vous!"
Et puis, comme un écho sinistre à ces hommages échelonnés dans le temps, un autre son de cloche. Le 2 janvier 1958. À Rome. Maria Callas vient de déclencher "le scandale du siècle". Elle devait chanter ce soir Norma, ce rôle miracle qui est depuis dix ans la clé de voûte de sa carrière (elle le chantera 89 fois!). Il s’agit d’une représentation de gala à laquelle assister le président de la république, M. Gronchi. Déjà, pendant les répétitions, prise d'un violent mal de gorge, elle a voulu annuler. Les supplications de l'administrateur et de ses familiers l’ont finalement convaincue: elle se lance bravement à l'attaque, elle lutte désespérément durant toute un acte, avant de s’effondrer, désespérée, dans sa loge. Après de longues tergiversations, il faut se résoudre à interrompre la représentation. Mais vociférations et les huées explosent. La révolte gronde et, pour ajouter une note de den érision au malheur, le chauffeur du Président de la République a disparu (il est allé au cinéma!).
La presse se déchaîne le lendemain. Il Giorno donne le la: "Cette artiste de deuxième zone, italienne par alliance, milanaise en raison de l’admiration sans fondement de certaines fractions du public de la Scala (… ) suit depuis quelques semaines un chemin de débauche mélodramatique…" Et de fustiger "cette actrice insupportable qui manque du sens le plus élémentaire de la discipline et de la correction…" Dans la foulée, le préfet de Rome interdit à Maria l’accès de l’Opéra!
"Le public a besoin d’idoles et il aime les renverser"
Il en ira toujours ainsi: aux éloges, à la débauche de superlatifs dans la bouche des plus grands (chef, musicologues, critiques) sans parler de centaines de soirées de folie, d’extase de délire, répondent les critiques acerbes de ceux qui refusent la moindre faiblesse à leur idole devenue leur ennemie. On ne pardonne rien à Callas, on ne tolère pas chez elle la moindre défaillance, la plus petite des fausses notes. Éternelle et cruelle rançon de la gloire que doivent payer ce dont on attend toujours plus. Callas le savait, qui déclara un jour: "Le public a besoin d’idoles et il aime les renverser"… Ou encore "Pour être digne de ce que le public attend de nous, il faut être sublime"… La diva n’était pas tout à fait innocente, il est vrai. Elle avait un tempérament explosif, mélange de passion incontrôlée, d’audace jaillissante et de courage spontané. "Je suis une personne aimable qui ne se laisse pas faire", protestera-t-elle dans une interview télévisée.
En 1964, Callas chante à Paris. Voici déjà quelques années qu’elle a entrepris sa lente descente aux enfers -depuis 1960, sa voix n’est plus le prodige qu’elle fut et ses faiblesses se multiplient. Elle chante de moins en moins, en proie au doute et à la peur. Car ses ennemis sont là, qui veillent, guettant la fausse note pour donner le signal de la curée. En ce soir de juin, pourtant, Paris lui fait un triomphe. Jamais elle n’a été autant adulée. Ces admirateurs, émus par sa fragilité soudaine, un peu aveugles peut-être comme sont les amoureux –et Paris vit avec Callas un roman d’amour- ont porté jusqu’au triomphe les sept premières représentations de son œuvre fétiche, Norma. C’est au cours de la huitième et dernière représentation que… Laissons Claude Dufresne, présent ce soir-là, raconter la scène dans La Callas (Editions Perrin).
"Ce fut dans la dernière scène qu’un do trop aigu mit fin au miracle, plongeant du même coup dans le désespoir le plus profond une partie du public…" Quant à l’autre partie: "Les cris, les sifflets ce déchaînèrent; toute une haine, difficilement contenue se libérait avec une joie aussi mauvaise qu’évidente. Alors la Callas eut un geste de reine: elle se tourna vers le chef d’orchestre et lui signifia de reprendre le passage où sa voix s’était rompue (… ). Et cette fois, la note fut merveilleuse, miraculeuse, un son vainqueur digne de ses jours de gloire… L’accueil du public fut à la hauteur du geste…" Pourtant la bagarre repris dans les vestiaires, où l’on put voir Yves Saint Laurent faire le coup de point pour défendre son idole!
Tempérament volcanique, audace, culot, Maria Callas savait décocher ses flèches
Autre temps, même audace: elle a 22 ans, et vient de débarquer en Amérique sans savoir que l’Amérique ne l’attend pas. Pas encore… Jusqu'au jour où, miracle, le directeur du Met (Metropolitan Opera) demande à l’auditionner. Ebloui, il propose à l’inconnue qui n’est pas belle -son poids oscille alors entre 95 et 105 kilos!- le rôle de Butterfly pour l’année suivante et celui de Léonore dans Fidélio. Pas moins! Maria hésite trois secondes, avant de refuser cette offre inespérée. Elle s’en expliquera quelques années plus tard. Elle se jugeait trop grosse pour interpréter la frêle petite Japonaise. "J’avais décidé de ne pas accepter n’importe quoi, même si je mourais de faim… Je sais refuser, je sais choisir, je sais attendre… En disant non, je n’obéissais pas un caprice, mais à mon instinct, peut-être…" Et puis, le contrat proposé, lui, n’était pas assez gros! Elle lance au directeur: "Un jour, le Met me suppliera à genoux de venir chanter, et ce jour-là, je n’accepterai pas de chanter pour rien…"
Même scène devant l’imprésario de l’Opéra de San Francisco. Lui aussi séduit, il lui conseille de se faire d’abord un nom en Italie. La réponse fuse, cinglante: "Quand j’aurai un nom en Italie, je n’aurai plus besoin de vous!" On voit par là que la jeune interprète à la voix d’or avait du mal à trouver sa voie… Tempérament volcanique, audace, culot, Maria Callas savait décocher ses flèches. Pour autant, fut-elle cette "tigresse", cette "diva impossible" dont plusieurs campagnes de dénigrement ont largement répandu l’image?
Jalouse, égocentrique, certainement. Dure avec ses rivales -lesquelles n’étaient pas en reste-, qui pourrait le nier ? Mais c’était les mœurs de l’opéra en ce temps-là, et les communiqués dont on abreuvait la presse sentaient davantage la poudre que l’eau de rose. À propos de la Tebaldi, sa première rivale, Callas n’hésite pas à déclarer: "Est-ce qu’elle peut chanter un soir Lucia, un autre Violetta, un autre encore la Gioconda et le lendemain Médée? Non! Alors qu’on ne me dise pas que nous sommes rivales. Nous comparer, c’est comparer de champagne et du Coca-Cola!"
Pour autant, fut-elle "capricieuse"? Elle fut au contraire une bête de travail, consciencieuse et rigoureuse jusqu’au bout des ongles, professionnelle jamais satisfaite. Tous ceux qui ont travaillé avec elle, de Karajian à Giulini, de Bernstein à Visconti, en passant par ses rivales, ont loué son exigence de perfection, son intégrité et ce curieux mélange d’assurance et de doute, qui explique ses excès. Assurance quant à ses dons, doute quant à la qualité de ses performances. Elle était son critique le plus sévère et, même à l’issue de ses plus grands triomphes, estimait toujours qu’elle aurait pu faire mieux. Éternel besoin d’aller plus loin, de frapper plus fort.
Elle n’échappait à l’angoisse que si elle pouvait s’abandonner à quelqu’un qui la rassure
Il y avait donc un petit enfant timide qui se cachait derrière la furie, une petite fille apeurée dissimulée derrière le rideau -et d’ailleurs elle tremblait souvent comme une feuille morte avant d’entrer en scène. Elle n’échappait à l’angoisse que si elle pouvait s’abandonner en toute confiance et en toute dépendance à quelqu’un qui la rassure et la dirige. Ils sont quatre à avoir joué ce rôle: sa mère, et Evangelia; son professeur de chant Elvira de Hidalgo; son mari, Battista Menegheni; et Aristote Onassis, son seul amour.
Sa mère? Laissons les mystères de l’enfance. Maria s’est crue une enfant mal-aimée -"Mes parents me détestaient", ira-t-elle jusqu’à dire. Elle se sait laide et myope, elle se réfugie dans la boulimie. "Ils adoraient ma sœur, qui était mince est belle…" On comprend mieux pourquoi...
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