Avant le 19 novembre 2018, et son arrestation au Japon, votre mari était le maître du monde des affaires automobiles. Néanmoins, vous lui disiez souvent : "C’est trop de bonheur. Je sens qu’il va nous arriver quelque chose..." Aviez-vous un pressentiment ?
J’avais des angoisses, je les évacuais en me questionnant : et si Carlos partait ? Et s’il cessait de m’aimer ? Vous savez, dans la vie, on n’est jamais heureux longtemps. Carlos me disait que j’étais superstitieuse, il tentait de me rassurer comme il le pouvait, avec une immense tendresse.
Qu’est-ce qui vous paraissait trop beau : la vie que vous meniez ou votre histoire d’amour ?
Notre couple. Je n’ai jamais autant aimé un homme. Cette fusion, cette complémentarité, je n’avais jamais vécu cela auparavant. Nous nous connaissons depuis onze ans et chaque jour fait grandir un peu plus notre amour.
Le 19 novembre 2018, votre vie bascule. Carlos Ghosn est arrêté à l’aéroport de Tokyo pour des faits supposés de revenus non déclarés. Avez-vous, un moment, douté de votre mari ?
Oui, lorsqu’il a été arrêté, je me suis demandé s’il m’avait caché quelque chose. Mais cela n’a duré que quelques secondes car je connais bien Carlos, c’est un homme droit, un homme de principe. Mon intime conviction était qu’il était accusé à tort, mais de quoi ? Qu’avait-il oublié de me dire qui pouvait lui causer des soucis dans ses affaires ? Je ne savais pas. Et lui non plus d’ailleurs…
Qu’avez-vous aimé chez lui quand vous l’avez rencontré ?
Ce que j’aime toujours : son sens de l’humour, sa sympathie, sa sensibilité. C’est un être doux et très prévenant. Sa curiosité, sa vive intelligence, son énergie sont impressionnantes. Mais ce qui nous lie vraiment, c’est le sens de la famille. Même en tant que chef d’entreprise, en perpétuel déplacement, il a toujours ménagé des temps privilégiés pour ses enfants et sa femme. Les téléphones étaient alors coupés et les agendas en pause.

Détenu dans l’austère prison de Kosuge, il est surveillé en permanence, dans des conditions rudes : eau froide, un tatami pour seul couchage, des repas sommaires. De la justice japonaise, Carlos Ghosn dit qu’elle est faite pour "broyer" les êtres humains. Cette incarcération a-t-elle laissé des traces ?
Oui et non. Lors de sa détention, j’avais très peur pour lui, je ne savais pas comment j’allais le retrouver. Je craignais une destruction intime, sourde, provoquée par des traitements plus ou moins humiliants. Ce fut tout le contraire. Depuis nos retrouvailles, il ne s’est jamais plaint. Au contraire, cette malheureuse expérience l’a rendu plus doux, plus calme. Dans sa cellule, Carlos dit qu’il a appris à privilégier davantage "le moment présent" que le "moment à venir". C’est ce que je vis au quotidien avec lui.
À quelques reprises dans votre livre, vous parlez de prières. La spiritualité a-t-elle été un secours ?
Dans l’angoisse et le désespoir, je ne savais plus à quoi me raccrocher. Et depuis toujours, au Liban, j’observais des pèlerins qui se rendaient dans un sanctuaire dédié à un saint maronite, Saint Charbel. Des chrétiens comme des musulmans le prient. J’ai donc fait de même. N’étant pas pratiquante, cela m’a été d’un grand soutien. J’ai davantage la foi aujourd’hui.
Début 2019, on vous autorise à aller voir votre époux au parloir. Il vous dit "j’ai eu peur de te perdre", vous lui demandez "pourquoi", il vous répond "parce que j’ai tout perdu".
C’est l’un des moments les plus forts que j’ai vécu avec lui. Cela faisait des mois qu’on ne s’était pas vus. Il me manquait tant, je ne vivais pas sans lui, je survivais, j’étais comme coupée de moi-même. Nous étions face à face, c’était un moment d’une extrême pureté. Nous n’avons jamais été aussi authentiques, aussi vrais. Une vitre nous séparait mais nous avons ouvert notre cœur comme jamais auparavant. Nous nous sommes montré nos vrais visages. Je ne l’ai jamais autant aimé qu’à cet instant.
Après une libération sous caution et une assignation à résidence de quelques jours au Japon, Carlos Ghosn est de nouveau arrêté le 4 avril 2019. Quel souvenir gardez-vous de ce moment ?
Je me revois assise, recroquevillée comme une enfant sur une chaise, vêtue d’un simple pyjama. Il m’était interdit de bouger. Je voyais des dizaines de personnes s’agiter, courir dans tous les sens, fouiller mes affaires. Je tremblais mais je ne voulais pas montrer ma peur. Je voulais être aussi digne que mon mari. Ces instants sont restés gravés. Aujourd’hui, j’en fais encore des cauchemars.
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En décembre 2019, Carlos Ghosn fuit le Japon. Auparavant, dans la presse, vous aviez déclaré que ce n’était pas son genre de se dérober. Votre mari et vous-même avancez trois raisons : les mauvais traitements, un procès et une enquête que vous jugez biaisés et le fait d’être séparés. Qu’est-ce qui était le plus douloureux ?
Le procès non équitable. Dès le début, Carlos souhaitait rester au Japon pour se défendre, mettre tout à plat, laver son honneur. Mais peu à peu, il a vu que cela n’était pas possible. Il a réalisé que le procureur et le juge n’auraient rien fait pour qu’il s’en sorte. Cette injustice était d’autant plus cruelle qu’il était seul. On lui a même demandé un jour : "Mais pourquoi voulez-vous voir votre femme ?"

Si vous aviez pu avoir une vie normale avec Carlos, au Japon, en attendant son jugement, auriez-vous accepté les conditions de la justice nippone ?
Oui, nous serions restés là-bas. Au début, j’étais inquiète mais pas affolée, j’avais confiance en la démocratie japonaise. Nous avons espéré mais cela devenait impossible. La réalité du système judiciaire local, sa dureté, ses carences, nous ont éclaté au visage. Mon mari a été déclaré coupable avant toute forme de procédure.
Après son évasion, Carlos Ghosn vous fait la surprise de vous attendre chez vos parents et vous accueille avec ces mots : "Tu es ma lionne." A-t-il découvert une autre facette de vous ?
Je pense que oui. J’ai plaidé sa cause auprès de Human Rights Watch, des Nations Unies, de l’Élysée, j’ai multiplié les interviews. Au fond de soi, on sait que l’on a de la force, mais on n’a pas toujours l’occasion de la montrer. C’est chose faite.
Aujourd’hui, vous aussi, vous devez vous défendre. La justice japonaise a émis un mandat d’arrêt contre vous pour avoir supposément menti durant un interrogatoire, fait pression sur plusieurs témoins clés. Les procureurs japonais ont demandé à Interpol l’émission d’une notice rouge qui obligerait le Liban à vous soumettre à leurs questions. Votre rôle a été non négligeable auprès de votre mari. Comment pouvez-vous le définir ?
Je l’ai soutenu. Ils avaient menacé mon mari de s’en prendre aux siens, c’est ce qu’ils ont fait et ce qu’ils continuent de faire avec cette notice rouge.
En France, Carlos Ghosn est fustigé pour avoir fêté les 15 ans de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, à Versailles, le jour même de ses 60 ans. Vous-même, vous avez fêté vos 50 ans au Domaine. Regrettez-vous quelque chose ?
Bien entendu que j’ai des regrets. Notre intention n’était pas celle de choquer les gens. Si j’avais su, une si belle soirée d’anniversaire n’en valait pas la peine.
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