Édouard Philippe : "Les livres relient les hommes"

Pour le dixième anniversaire du Goût des autres, le festival littéraire qu’il a créé, l’ancien Premier ministre nous reçoit dans sa mairie du Havre. Le temps d’évoquer la passion familiale pour le livre, la sortie en poche d’Impressions et lignes claires*, mais aussi sa "culture pop"… décomplexée.

Par Raphaël Morata - 03 février 2022, 07h45

 Édouard Philippe, dans son bureau de la mairie du Havre, en janvier 2022.
Édouard Philippe, dans son bureau de la mairie du Havre, en janvier 2022. © Julio Piatti

Le thème du festival est le "secret". Tout un programme. Le secret de votre amour des livres ne serait-il pas lié à ce roman familial havrais ? 

Mon arrière-grand-père était docker au Havre. Mon père et son frère jumeau furent les premiers à avoir le bac. Les livres ont occupé une place importante dans ma famille. Ils étaient l’instrument de la promotion sociale, de l’accès au savoir, de l’épanouissement individuel et, d’une certaine façon, du bonheur. Mes parents avaient des revenus modestes quand j’étais petit. Ils faisaient attention à tout, mais vraiment à tout. Sauf aux livres. Jamais on ne m’a interdit d’acheter un livre. 

Même un Pif Gadget

Surtout Pif Gadget. C’était une revue plutôt bonne. 

Dans le premier volet du documentaire Édouard, mon pote de droite, réalisé par votre ami d’enfance Laurent Cibien, vous confiez que ce festival a été taxé à ses débuts de "truc de gauchiste, cérébral". D’une certaine façon, vous êtes allé à l’encontre de l’idée que la culture est le domaine réservé de la gauche… 

Et que la sécurité est une question de droite. C’est parfaitement idiot. Il est vrai que lorsque j’ai indiqué que l’un des axes dominants de mon mandat serait la lecture, cela n’a pas surpris ceux qui me connaissaient mais décontenancé ceux qui m’entouraient. Ils ne voyaient pas l’intérêt de se lancer dans cette opération touchant un public qui n’était pas spontanément le leur. 

Pour le 500e anniversaire de votre ville, en 2017, vous récidivez en lançant, le festival très art contemporain Un été au Havre 

Je voulais que l’on regarde la ville du Havre d’une autre manière. Que la surprise soit à chaque endroit où nous avions disséminé des œuvres attirant le regard, interrogeant l’esprit. Par la largeur des rues et des ensembles architecturaux imaginés après-guerre par Auguste Perret, il y a une place pour la sculpture monumentale contemporaine. Certaines sont devenues pérennes comme Catène de Containers de Vincent Ganivet. Ces deux arches, constituées de 36 containers, sont devenues l’un des symboles de la ville. Les Havrais se les sont appropriées tant elles racontent la raison d’être de leur cité, tournée vers le commerce maritime. Sans parler de révolution copernicienne, comme à Bilbao et son Guggenheim, ces deux rendez-vous ont-ils changé l’image du Havre ? Cela y a contribué. Ainsi que son classement au titre du patrimoine mondial de l’Unesco. Un projet porté par mon prédécesseur, Antoine Rufenacht. Et ce, avant Bordeaux, par exemple. Ce qui a tendance à agacer Alain Juppé quand je l’évoque devant lui.

Édouard Philippe pose devant la Catène de Containers, de Vincent Ganivet, au Havre, en janvier 2022.
Quai de Southampton, Édouard Philippe pose devant l’œuvre de Vincent Ganivet, Catène de Containers (2017). © Julio Piatti

Le Goût des autres fête ses 10 ans. Quels sont vos plus beaux souvenirs, vos plus belles rencontres ?

Je me souviens, la première année, d’un moment bouleversant, chargé de silences graves dans le public, au cours de la lecture du texte puissant et dur de L’Étranger d’Albert Camus. La soirée s’était achevée par un concert-surprise de l’Orchestre national de Barbès. Il y a eu aussi une master class de l’écrivain de romans noirs R. J. Ellory, devenu depuis un ami. Il y racontait des horreurs, des anecdotes plus glauques les unes que les autres qui nourrissaient ses livres. C’était passionnant. Rencontrer Paul Auster a été une immense émotion pour moi. J’étais allé chez lui, à Brooklyn, pour le convaincre de venir. Le couple qu’il forme avec son épouse, Siri Hustvedt, est magnifique. Ce sont deux écrivains talentueux, sans rivalité entre eux, d’une grande complicité et passion. 

Cette année, le sociétaire de la Comédie-Française, Guillaume Gallienne, a fait une lecture autour des Soixante-quinze feuillets de Marcel Proust. Un auteur dont on fête le centenaire de la mort et que vous adorez particulièrement lire et relire… 

Pas du tout. Je n’ai pas de complexe à le dire. Simplement, je ne rentre pas dans l’univers proustien. Je n’ai aucun doute que l’on a affaire à l’un des plus grands écrivains du XXe siècle. quand on écoute la voix de Guillaume Gallienne rendre ce texte difficile d’une incroyable fluidité. 

Cette 10e édition aura été marquée, entre autres, par la présence de Javier Cercas… 

Je considère que cet écrivain espagnol a écrit deux des meilleurs ouvrages de ces dernières années : Les Soldats de Salamine et Anatomie d’un instant, ce dernier apportant un éclairage nouveau et singulier sur le rôle du roi Juan Carlos avant le coup d’État. C’est une leçon à retenir pour tous les hommes politiques : laisser une porte ouverte, et ne pas la refermer, peut avoir des conséquences…

Paul Auster est l'une des personnalités qu'apprécie le plus le maire du Havre, Édouard Philippe.
Édouard Philippe admire l'écrivain américain Paul Auster, ici lors de l'édition 2018 du Goût des autres, consacrée aux littératures new-yorkaises. © Philippe BREARD/Ville du Havre

Vous êtes l’une des rares personnalités à avouer vos "livres encore à lire" (Madame Bovary, Modiano, La Princesse de Clèves…). Faute avouée, à moitié pardonnée ? 

Cette culpabilisation est horripilante. Les livres relient les hommes. Ils arrivent dans nos vies quand ils doivent arriver. Quoi de plus beau qu’un ami qui vous fait découvrir un ouvrage qu’il a dévoré ? Quoi de plus beau que de relire un texte que l’on a aimé et de l’aimer à nouveau pour d’autres raisons ? Comme Dumas que je reprends régulièrement. C’est mon écrivain préféré. Il déploie une œuvre puissante, aussi maîtrisée que débordante. 

Vous n’êtes pas un enfant de la télé… 

Cela ne sous-entend pas que j’étais un rat de bibliothèque. Je suis le produit des livres que j’ai lus, de bandes dessinées ou de mauvais livres. Cela n’avait aucune importance. Il ne faut jamais forcer les enfants à lire. 

Ce que vous avez fait avec vos propres enfants ? 

Avec un succès relatif. Mon premier fils n’aime pas lire. Mon deuxième, un peu. Ma fille, elle en revanche, lit beaucoup. Si la lecture est cruciale pour l’architecture mentale d’un enfant, il ne faut pas sous-estimer la musique, le sport, le jeu. 

Pourquoi avez-vous intitulé un chapitre Des hommes qui lisent, "Lire de gauche à droite" ? 

Les livres ont participé à mon évolution personnelle. J’ai grandi dans un milieu enseignant marqué à gauche. Mes lectures personnelles m’ont fait sortir de ma zone de confort familial. Progressivement, je me suis forgé ma propre identité. On lit souvent des choses pour se conforter dans ce que l’on croit. C’est très dangereux ! Il ne faut pas être naïf avec la lecture. Pour le dire brutalement, la solution finale n’a pas été pensée par un peuple inculte. Lire ne vous prémunit pas du totalitarisme, de la méchanceté ou de la bêtise.

Le maire du Havre pose dans son bureau. Derrière lui, une photo du port de la ville.
Dans son bureau de la mairie, Édouard Philippe pose devant une photographie du port du Havre où son arrière-grand-père fut docker. La statue du boxeur est un cadeau de l’ancien président russe, Dmitri Medvedev. © Julio Piatti

 "Le vrai miroir d’un lecteur est sa bibliothèque", dites-vous. Comment classez-vous vos ouvrages ?

 J’ai une appétence pour l’ordre avec un refus d’être systématique. D’abord, j’ai beaucoup de livres que je garde précieusement depuis mes années d’étudiant. Je ne les prête pas. Je ne supporte pas qu’on y touche. Tout le monde le sait (rires). J’ai aussi une section en langue anglaise. Je lis un ouvrage sur deux dans cet idiome: biographies, romans, essais. Tous les autres sont classés par auteurs que j’aime beaucoup, par collection telle la blanche de Gallimard, puis par thèmes, avec une étagère spécialement consacrée à l‘histoire romaine. Je ne mets jamais très longtemps à trouver un livre. 

Savez-vous où est rangé Va dire à Sparte de Roderick Milton, le "livre étincelle" de votre enfance ? 

Je ne l’ai pas ! Car je l’avais emprunté à la bibliothèque. Depuis, j’ai offert des rééditions à des enfants...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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