Avec la disparition d'Yvonne Sursock Cochrane, Beyrouth perd son âme

Philanthrope, figure emblématique du Liban culturel et artistique, Yvonne, lady Cochrane, s’est éteinte le 31 août 2020, à l’âge de 98 ans. L’infatigable défenderesse du patrimoine beyrouthin a succombé des suites des blessures, physiques et morales, causées par l’explosion qui a ravagé la capitale, et son palais.

Par François Billaut - 14 septembre 2020, 08h15

 Lady Cochrane dans un salon du palais Sursock où elle prenait le thé à l’heure de l’explosion du port de Beyrouth.
Lady Cochrane dans un salon du palais Sursock où elle prenait le thé à l’heure de l’explosion du port de Beyrouth. © Sebastian Boettcher

Le 4 août dernier, à 18h, deux explosions successives dans le port dévastent la vieille ville de Beyrouth qui le borde. Yvonne Sursock, lady Cochrane, qui termine alors de prendre le thé avec ses invités, est projetée à plusieurs mètres de la baie où elle se tenait, couverte d’éclats de verre et de gravats. Le palais Sursock, l’un des joyaux architecturaux de la capitale, en première ligne et sans vis-à-vis, vient d’essuyer le souffle de la déflagration de plein fouet. Les portes et les fenêtres sont arrachées, les vitraux brisés, le précieux mobilier de Krieger, les porcelaines de Meissen, les cristaux de Venise gisent en miettes parmi les toiles de maîtres du Guerchin, de Giordano, de Farina, de Corot...

Le premier instant de stupeur passé, on vient secourir Yvonne Sursock, couverte de blessures et d’ecchymoses. À 98 ans, profondément choquée, elle est hospitalisée. Toujours en vie. Mais la vénérable lady, meurtrie dans sa chair et dans son âme, ne s’en relèvera pas. Elle a rendu son dernier soupir, vingt-six jours après la catastrophe, dans sa villa de Sawfar.

Les "Rothschild de l’est"

La plus célèbre et la plus engagée des philanthropes libanaises est née avec son pays, ou presque, le 18 mai 1922, au lendemain de la création du Grand Liban. Un État alors sous mandat français qui accédera à une totale indépendance en 1943. Alfred bey Sursock, son père, est un ancien haut fonctionnaire de l’Empire ottoman, et sa mère, donna Maria Theresa Serra di Cassano, la fille d’un duc sicilien. Elle appartient à l’une des "Sept familles de Beyrouth", la fine fleur de l’aristocratie grecque orthodoxe.

Ses ancêtres, réfugiés au Mont Liban après la chute de Constantinople en 1453, se sont fixés à Beyrouth à l’aube du XVIIIe siècle. Collecteurs d’impôts pour le gouvernement de la Porte, des fermiers généraux à la mode ottomane, ils profitent des réformes agraires de 1858 pour acheter des terres fertiles, de l’Égypte à Beyrouth, et accroissent leur fortune dans le commerce du blé. À l’apogée de leur puissance, ces "Rothschild de l’est", dont l’empire s’étend du Caire à Istanbul, financent les souverains. Et à Beyrouth, leur ville, ils bâtissent des écoles, des hôpitaux et bientôt des palais et des musées.

En 1962, lady Cochrane inaugurait le département "Manuscrits précieux et livres rares", du musée Sursock, lui aussi dévasté par l'explosion du 4 août 2020. © Sursock Museum archiveEn 1962, lady Cochrane inaugurait le département "Manuscrits précieux et livres rares", du musée Sursock, lui aussi dévasté par l'explosion du 4 août 2020. © Sursock Museum archive

Comme d’autres grandes lignées chrétiennes du Liban, alors que la puissance du sultan décline, les Sursock se tournent vers l’Occident. "Drogman", interprètes et agents de liaison pour les gouvernements d’Europe, ils y commercent et concluent de prestigieuses alliances. La mère d’Yvonne appartient à une antique lignée génoise, établie en Sicile, et la cousine germaine de son père, Isabelle Sursock, est devenue l’emblématique princesse Colonna du XXe siècle, qualifiée de "reine suppléante" en Italie, après la chute de la monarchie.

Pionnière dans la défense du patrimoine au Liban 

En 1946, Yvonne épouse elle aussi un aristocrate européen, sir Desmond Cochrane, 3e baronnet –irlandais– du nom. De cette union naissent sir Henry, le 4e baronnet, en 1946, Alfred, en 1948, Roderick, en 1952, et Isabelle, en 1962. Lady Cochrane transmet à ses enfants son amour de l’art, et partage en particulier avec Alfred, docteur en architecture, sa passion des bâtiments. Elle va y consacrer le reste de sa vie.

En 1960, elle prend la direction du musée Sursock d’Art moderne, fondé par son oncle le collectionneur Nicolas Ibrahim Sursock, superbe institution qui vient elle aussi de subir de graves dommages. La même année, elle fonde l’Association pour la protection des sites et anciennes demeures, qu’elle présidera jusqu’en 2002.

Pionnière de la défense du patrimoine, lady Cochrane refuse de quitter son pays après la guerre civile de 1975-1990. Alors que tant d’autres grandes familles libanaises se sont réfugiées en Europe ou aux États-Unis, elle crée des emplois dans les villages, les campagnes pour freiner l’émigration. Et elle entre en guerre contre les promoteurs immobiliers qui profitent de la destruction du vieux Beyrouth pour "bétonner" tout autour de son palais. "Dieu seul sait ce qu’il adviendra de cette propriété, encerclée de plus en plus près par d’ignobles tours... Mais elle demeurera dans le souvenir de ceux qui l’ont connue, l’image d’une époque où la civilisation et l’art de vivre faisaient partie du quotidien", écrit-elle de cette sublime demeure, construite dans les années 1850 par son grand-père Moussa Sursock.

En 1963 au vernissage de l’exposition Tapis d’Orient du musée Sursock. Son action énergique a éveillé la conscience de la jeune génération qui manifeste pour la conservation du patrimoine. © Sursock Museum archiveEn 1963 au vernissage de l’exposition Tapis d’Orient du musée Sursock. Son action énergique a éveillé la conscience de la jeune génération qui manifeste pour la conservation du patrimoine. © Sursock Museum archive

Son franc-parler lui vaut quelques inimitiés dans une classe dirigeante corrompue: "Beyrouth, jadis le jardin du Moyen-Orient, en est devenu la poubelle." Ou encore quand elle parle de "massacre archéologique" pour qualifier la politique d’urbanisme.

Sa vision, pourtant, semble aujourd’hui prophétique: "Beyrouth vit du vent qui vient de la mer." Comment ne pas saluer sa clairvoyance après la catastrophe de cet été. Mais "la perle du Moyen-Orient" vient de perdre la plus ardente de ses combattantes, son âme, sa mémoire. Une très, très grande dame. Peut-être morte de ses blessures... de chagrin.

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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