L’anecdote est encore dans toutes les mémoires. En 2016, alors qu’un électricien creuse une saignée dans un coin du salon Matignon pour y faire passer un câble, un morceau d’enduit se détache, portant sur sa face antérieure de vives couleurs qui tranchent avec la blancheur du plafond. Des sondages plus avancés révèlent rapidement la présence de motifs polychromes surprenants. Commence alors un long travail de restauration qui met au jour un médaillon au centre de la pièce, représentant Europe enlevée par Jupiter ayant pris l’apparence d’un taureau.
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Quant à la lourde corniche en bois qui ceinture la pièce, sa dépose montre qu’elle dissimulait une frise abritant tout un peuple de créatures mystérieuses. Femme ailée dont le bas du corps se mue en arabesque végétale, angelots potelés, et autres créatures hybrides composent un monde de "grotesques" d’une finesse extrême. "Quand un artisan est tombé nez à nez avec le visage d’un faune, l’émotion était telle qu’il en a eu les larmes aux yeux", glisse Christian Gautier, directeur du projet de conservation-restauration des fresques. "Nous avons tous pleuré !", confirme Marion Jaulin, en charge de la coordination de ce chantier de restauration hors normes.

L’aventure de ce salon Matignon, rebaptisé depuis chambre d’Europe, n’est pas une première au palais princier. Car si l’alerte a été donnée aussitôt après la découverte de l’heureux électricien, c’est que d’autres surprises l’avaient précédée.
D'un banal chantier de rafraîchissement à une découverte artistique majeure
Dès 2013, un banal chantier de rafraîchissement des façades et galeries de la cour d’honneur tourne au feuilleton à suspense. En dégageant l’enduit issu d’une restauration menée au XIXe siècle par des artistes allemands, des ouvriers mettent au jour un extraordinaire poème pictural datant de la Renaissance ! "Personne ne suspectait cette présence, reconnaît Christian Gautier. Nous avons alors décidé de mener une investigation plus complète de ces fresques qui avaient été protégées par les différents repeints."

À l’ombre de la galerie, des artistes restaurateurs poursuivent leur patient labeur, soulignant d’une ombre délicate les motifs aux couleurs vives courant sur les murs. "À la suite de cette découverte, nous avons posé les bases d’un chantier qui n’était pas prévu, poursuit Christian Gautier, notamment en installant un échafaudage permettant pour la première fois d’examiner en détail ces voûtes perchées à plus de quatre mètres du sol." Pour les pionniers du chantier, chaque parcelle des 600 mètres carrés concernés recèle de stupéfiantes surprises. "Voilà comment une mission de trois semaines s’est muée en un chantier de huit ans", s’amuse Marion Jaulin.

Une quarantaine de collaborateurs venus du monde entier vont alors s’atteler à ramener à leur état premier les 450 motifs recensés, allégories, griffons – que le temps a transformés en poules ! – et autres créatures de cette grotesque maniériste attribuée à des artistes génois. Les chercheurs découvrent de multiples références à Hercule, dont les travaux ornent les "lunettes" scandant les voûtes. "C’est un décor éminemment politique qui accompagne l’émergence de la dynastie Grimaldi et ouvre beaucoup de perspectives sur son influence", analyse Thomas Fouilleron, directeur des archives et de la bibliothèque du palais princier. "Comme d’autres endroits en Méditerranée, Monaco est un lieu dédié à Hercule. On y célèbre son agilité pour se faufiler dans ce relief entre mer et montagne."
Une aptitude qui n’est pas sans rappeler celle de François Grimaldi, alias Malizia, s’emparant par la ruse de la forteresse génoise en 1297. Ce membre d’une famille patricienne de la République de Gènes installe alors durablement sa dynastie sur le Rocher. Avec le temps, la seigneurie agrège celles de Menton et Roquebrune pour former un territoire de 25 kilomètres carrés, "une situation qui durera cinq siècles, jusqu’au Printemps des peuples en 1848", poursuit Thomas Fouilleron.

La présence de ces fresques datant du XVIe siècle confirme ainsi la place stratégique des seigneurs de Monaco, qui ont su à l’époque jouer de leur position entre l’empire et la couronne de France, et transformer leur bastion médiéval en un palais de la Renaissance.
"Une émotion extraordinaire" pour Albert II
Toutes ces découvertes n’ont naturellement pas échappé au maître d’ouvrage du site, le prince Albert II en personne, à la fois stupéfait et passionné par la métamorphose de son palais. "C’est une émotion extraordinaire", confie le souverain qui a rejoint ses hôtes du jour dans la salle du trône, désormais ornée d’une somptueuse fresque inspirée du chant XI de L’Odyssée d’Homère.
"Nous pensions connaître ce lieu dans ses moindres recoins. Mais découvrir ces fresques extrêmement belles et chargées de symboles, en parfait état et beaucoup plus anciennes que ce que l’on pensait, est extraordinaire. Les équipes de restauration ont su inscrire leur travail dans une démarche durable et inventer une nouvelle méthodologie de travail plus respectueuse de l’environnement, des ressources et des personnes. Dans quelques jours, le public va pouvoir découvrir ces fresques avec un nouveau parcours muséal qui offrira d’autres surprises encore."

Beaucoup d’interrogations liées à ces découvertes demeurent cependant. Ainsi en 2019, l’alcôve Louis XIII a dévoilé une part de son mystère : une ouverture pratiquée dans sa voûte a révélé la présence d’un autre plafond richement orné et dessinant une volumétrie différente de la salle initiale. Que garder ? Que montrer ? Cette pièce illustre à elle seule la complexité de ce chantier par ailleurs exemplaire. "Nous n’avons pas encore décidé, cela devrait faire l’objet d’une discussion à bâtons rompus avec Monsieur Gautier, les équipes d’historiens et les experts, conclut dans un sourire le prince Albert II. J’aimerais bien sûr que le public puisse découvrir ces fresques qui ont été miraculeusement préservées, à l’abri de la lumière et du dioxyde de carbone. À nous de rechercher la meilleure solution pour les mettre en valeur."
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