Rencontre avec Cayetano Martinez de Irujo, le fils de la défunte duchesse d’Albe

Il est le cinquième fils de Cayetana Fitz-James Stuart, la défunte duchesse d’Albe. Héritier d’une histoire ancestrale, il publie un ouvrage* dans lequel il dépeint une jeunesse solitaire, que les décors les plus somptueux d’Espagne n’ont pas suffi à égayer. Un récit qui témoigne aussi d’un long parcours pour trouver l’apaisement.

Par Fanny del Volta - 08 novembre 2019, 11h42

 C'est libéré de tout problème émotionnel concernant son passé que Cayetano Martinez de Irujo a écrit son livre, De Cayetana a Cayetano, qui vient de paraître en Espagne.
C'est libéré de tout problème émotionnel concernant son passé que Cayetano Martinez de Irujo a écrit son livre, De Cayetana a Cayetano, qui vient de paraître en Espagne. © Dusko Despotovic

C’est une enfance hors norme que révèle Cayetano Martínez de Irujo dans sa biographie, De Cayetana a Cayetano. Le récit s’ouvre sous les ors du palais de Liria, à Madrid. Ce fleuron du néoclassique, le "petit frère du Palacio Real", est la plus grande maison privée de la capitale, avec 3.500 m2 répartis sur deux cents pièces. Il renferme une collection d’art à couper le souffle, où se côtoient des Rembrandt, des Goya, des Rubens, des porcelaines et des manuscrits d’exception. Dans ce royaume s’affaire une légion de domestiques et se bouscule la haute société internationale.

Le duc d’Arjona, cinquième fils de la duchesse d’Albe, pose chez lui devant le portrait de sa mère. À la tête de la plus grande fortune d’Espagne, elle ne vivait que pour préserver le palais de Liria. Une histoire dont il témoigne dans De Cayetana a Cayetano, qui vient de paraître en Espagne. © Dusko Despotovic

Le cinquième fils de la duchesse d’Albe connaît ce décor comme sa poche mais s’y sent perdu. La mort de son père Luis Martínez de Irujo y Artázcoz, en 1972, alors qu’il n’avait que 9 ans, a rendu sa solitude plus insupportable encore. Aujourd’hui âgé de 56 ans, le duc d’Arjona revient sur les béances de cette existence où sa mère, la duchesse d’Albe, "une figure historique, mais aussi une femme implacable, une impératrice comme on en voit au cinéma", accomplit son grand œuvre en restaurant sans compter le palais familial, ne percevant pas la détresse de ses enfants.

Les gouvernantes sont cruelles. Les frères aînés sont déjà formatés par une éducation tout en retenue. En 1978, Jésús Aguirre, deuxième époux de la duchesse d’Albe, autoritaire et égocentrique, se révèle un calvaire supplémentaire. Dans les années 1980, si la Movida exprime la libération d’un pays entier, elle est pour Cayetano une période d’étourdissements. Le jeune homme trouve son "salut" dans la compétition hippique. Il enchaîne les victoires, participe aux jeux Olympiques de 1992, à Barcelone, devient champion d’Espagne de saut d’obstacles, et choisit de vivre au plus près des haras, en Hollande ou en Normandie.

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Malgré des rencontres vénéneuses, femmes ou gourous, Cayetano découvre de vrais bonheurs, comme en 2005, lors de son mariage avec Genoveva Casanova, avec laquelle il a deux enfants. Ou encore lors des dernières années de sa mère, qui lui confie la gestion de la Fondation Maison d’Albe. Une complicité dont il témoigne aujourd’hui. 

Pourquoi ces mémoires?

Les éditeurs me sollicitaient depuis longtemps. Mais je ne souhaitais pas me livrer sans avoir pris de recul sur mon histoire familiale. Je ne voulais pas non plus me mettre en avant, ou à l’inverse rester en retrait par rapport à ma fratrie, encore moins m’imposer comme "héritier moral" de ma mère. J’ai sauté le pas une fois libéré de tout problème émotionnel concernant mon passé. Le titre de l’ouvrage, De Cayetana a Cayetano, parle de lui-même. Ce récit est celui de ma relation avec ma mère. Il révèle, en quelque sorte, la part d’humanité d’une femme considérée comme un mythe.

Vous décrivez une femme absente, qui avait certainement peur de la solitude, et moins libre qu’il n’y paraissait…

Elle était une enfant unique, orpheline de mère très jeune. À 14 ans, elle a hérité du palais de Liria, un sacerdoce! Restaurer cette demeure est devenu l’objectif principal de sa vie. Elle n’a pas oublié ses enfants, mais Liria était sa priorité. Cayetana, la femme la plus titrée au monde, n’avait que peu d’exemples féminins autour d’elle qui auraient pu lui servir de repères.

La duchesse d’Albe prend son fils Cayetano dans ses bras. À sa droite, son époux Luis Martínez de Irujo y Artázcoz et leur fils Fernando. Assis devant eux, Jacobo et Alfonso. À la gauche de Cayetana, son fils aîné, Carlos, actuel duc d’Albe. © Collection particulière

Quels étaient vos rapports?

Nous avions le même caractère, une personnalité forte, plutôt rebelle. J’étais proche d’elle, surtout les dernières années de sa vie, quand elle a décidé de me confier la gestion de la Fondation Maison d’Albe. Nos conversations me restent en mémoire. Elle avait souvent raison. Je suis fier de la relation que nous avons entretenue.

Une mère lointaine qui, cependant, connaissait parfaitement chacun de ses six enfants. Comment expliquez-vous cela?

Elle possédait une grande intuition, une intelligence naturelle qui était, à mon avis, supérieure à la normale. Qu’on le veuille ou non, une mère ressent ses enfants. Ne pas choisir d’approfondir ses relations avec eux, c’est autre chose. J’étais celui dont elle était le plus proche.

Juste avant Noël, des goûters y sont organisés avec les enfants de la famille royale. © Collection particulière

Pourquoi vous a-t-elle confié la gestion de la Fondation Maison d’Albe, sachant que Carlos, qui est l’aîné, en hériterait tôt ou tard?

Elle m’a considéré d’un autre œil quand j’ai remporté des victoires hippiques. Elle a réalisé ma détermination. De tous ses enfants, j’étais celui qui tentait d’aller au-delà de son éducation. Quand elle a rencontré Alfonso Díez, son dernier mari, me confier la gestion de la Fondation lui a offert une plus grande liberté. Je lui rendais des comptes et elle a admirablement compris qu’il fallait stopper l’hémorragie financière. J’ai fait du bon travail et, dans son esprit, cela n’était pas antinomique avec le fait que le prochain duc d’Albe serait Carlos.

Votre frère, après la mort de votre mère, a décidé de vous priver de ces responsabilités. Il estime que la maison d’Albe se limite à lui et ses deux fils…

D’une part, je pense que cette vision est une erreur de lecture. D’autre part, je ne crois pas que ma mère aurait souhaité cela. Elle aurait trouvé normal que je continue mon activité sous la supervision de mon frère aîné, le duc d’Albe… ce que, de toute façon, j’ai toujours fait. C’est tous ensemble que nous avons contribué à faire entrer la maison d’Albe dans le XXIe siècle. Nous avons tous vécu de façon à préserver ce patrimoine et en sachant parfaitement que le titre et la présidence de la fondation reviendraient à Carlos. Quand on hérite de la plus grande fortune du pays, sans heurt ni fracas, de façon presque miraculeuse, un tel rejet a de quoi surprendre.

Liria est une demeure où Cayetano se sent seul, malgré sa complicité avec son frère Fernando (à droite). Plus tard, il comprend que le palais est un gouffre financier. © Gianni Ferrari/ Cover/ Getty Images

Le duc d’Albe vient d’ouvrir à la visite le palais de Liria. Qu’en pensez-vous ?

Je trouve cela amoral. Ce lieu n’est pas un musée. Durant des décennies, tous les efforts de la famille œuvraient à la préservation d’une demeure privée.

Mais il y a une demande. Liria véhicule une histoire exceptionnelle. Par ailleurs, la décision de votre frère vise à éponger les dettes de la fondation.

L’histoire de la maison d’Albe est populaire, mais la décision de Carlos va à l’encontre de ce qu’imaginait ma mère. Sur la dette, quand j’ai repris la fondation, j’en ai épongé la moitié en quatre ans. Les comptes sont là. J’ai créé une marque de produits artisanaux, Casa de Alba Gourmet. J’ai organisé des expositions, à Dallas et au Japon, qui ont rapporté chacune 800.000 euros. Ouvrir les jardins sans sacrifier l’intimité du palais permettait de gagner 40.000 euros. Mon frère, qui a la responsabilité de près de 270 biens immeubles, a vendu au Prado une œuvre de Fra Angelico pour moins de la moitié de son prix. Ce geste est facile quand on pense à ce que doit signifier la gestion d’une telle structure.

Felipe d’Espagne et Cayetano. © Gianni Ferrari/ Cover/ Getty Images

Liria vous manque-t-il?

Plus maintenant et j’ai dû travailler sur moi pour cela. J’y ai habité cinquante ans. Et je m’y suis investi. Écrire ce livre m’a libéré de ces histoires de famille. J’aspire à présent à un bonheur simple. L’être humain se forge à travers les épreuves. La bataille de ma vie est passée…

Malgré une jeunesse très chaotique, vous semblez n’avoir jamais perdu de vue vos objectifs…

C’est vrai. J’analyse beaucoup et j’ai toujours recherché la stabilité. Monter à cheval six heures par jour pendant onze ans, cela m’a beaucoup aidé à trouver ma voie et prendre des décisions.

Le roi Juan Carlos vous a d’ailleurs témoigné son admiration.

Imaginez le grand écart que cela représente de faire de la compétition sportive quand on est né dans une famille comme la mienne. Juan Carlos trouvait que j’avais du mérite. Prenons l’exemple des princesses Haya de Jordanie, Kalina de Bulgarie, Märtha Louise de Norvège. Toutes sont de grandes cavalières. Mais parvenir à la compétition n’est pas simple. La trajectoire de l’infante Elena est impressionnante quand on y pense. Si son frère et sa sœur ont été joueurs olympiques, donc en équipe, Elena, elle, a mené sa carrière en solo.

Cayetano et l’infante Elena, unis par leur passion de l’équitation. © Collection particulière

Êtes-vous toujours un ami de la duchesse de Lugo?

Plus jeunes, nous sommes sortis ensemble pendant trois mois… Ma mère en était très heureuse mais cela faisait un moment que je luttais pour m’éloigner de mon milieu. Non seulement l’infante me semblait mériter une personne plus solide que celui que j’étais à l’époque, mais, en outre, l’idée de m’enfermer dans un palais deux fois plus "imposant" que Liria me paraissait folle. Ma nanny me disait que je n’étais pas fait pour être un consort! Moi, je voulais juste être moi-même.

Y êtes-vous parvenu ?

Par le sport et surtout grâce à mes enfants, Amina et Luis, qui ont aujourd’hui 18 ans, un grand cadeau de la vie. En dépit de notre séparation, leur mère et moi avons mis un point d’honneur à garder une entente sereine. Ils ont connu ma mère, conservent d’elle un bon souvenir, même s’ils ont compris ce que j’ai vécu. C’est ce qui compte.

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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